Un modèle fonctionnel des textes procéduraux

 

Ph. BOOTZ, juillet 1995 pour les cahiers du CIRCAV n°8

(paru en janvier 1996, éd. REXCAV, Villeneuve d’Ascq, pp.191-216)

 

"Une fois encore l'informatique oblige à analyser la structure de l'objet et son mode de fonctionnement"

[LAUFER, 1995, p. 5]

et plus précisément :

"Nous pouvons dès lors envisager de rendre compte de toute production littéraire informatique en termes de configuration propre d'un mode original de transformation"

[BARRAS, 1995a, p.81]

 

INTRODUCTION:

Cet article est l'aboutissement d'un travail qui commence à prendre corps en 1993 et qui s'est poursuivi depuis sur plusieurs publications. Nous utiliserons le vocabulaire mis en place au long de ces travaux en mentionnant également les termes qu'Ambroise Barras a utilisés car ils résument assez bien à notre avis un certain nombre de propriétés que le modèle met en évidence. Par ailleurs les idées avancées sont étayées par des analyses précises d'actes de lecture, d'écriture et de présentations des textes en diverses circonstances. Pour une raison évidente de place, celles-ci ne seront pas reprises dans cet article. Le lecteur est invité à en prendre connaissance à travers la bibliographie d'élaboration du modèle.

Le modèle présenté vise à décrire de façon unitaire un certain nombre de réalisations poétiques des années 80 et 90 telles que les poèmes informatiques (générateurs automatiques, hypertextes, animations) bien sûr, mais aussi : les poèmes-lieux , les poèmes matriciels , et certains types de performances. Il est vraisemblable qu'il convienne également à la description de l'holopoésie.

Nous nous intéresserons à l'aspect formel de ce modèle qui articule entre elles les parties scriptées, visibles et lisibles d'un texte, étant entendu que le texte est lisible s'il est appréhendé par un lecteur, dans la perspective, par exemple, d'en retirer un plaisir, alors qu'il est visible s'il est appréhendé en dehors d'une opération de lecture, par un critique ou un analyste, dans la perspective de dégager une connaissance sur ce texte.

 

I - FONDEMENTS DU MODELE :

1- Ancrage culturel.

Certaines démarches poétiques, à partir du milieu des années 70, s'inscrivent très nettement en réaction à la société individualiste et de l'information qui tend à prévaloir. Elles introduisent dès lors, de façon symbolique ou explicite, le sujet (lecteur ou auteur) à l'intérieur même du texte et réclament du lecteur une lecture différente de celle d'un livre. Une des particularités de ces démarches tient à ce que leurs positions s'expriment, non dans les thèmes abordés, mais à travers les processus qu'elles mettent en place dans le fonctionnement du texte. Leur spécificité est moins liée au dit qu'au dire. On peut considérer que c'est l'acte de lecture lui-même qui est visé, ce qui ne se fait pas sans une remise en question de l'acte d'écriture. Ces démarches doivent être considérées comme expression d'un mouvement culturel de fond et non comme le énième épisode d'une invention poétique toujours féconde.

La nature radicalement nouvelle des processus littéraires qu'elles inventent explique la grande difficulté des modèles classiques pour les aborder. Ces démarches, remodelant les notions d'auteur, de lecteur et de texte, nécessitent des modèles de description plus ancrés dans une perspective de communication, approche qui permet de dégager le rôle de chaque sujet intervenant dans la relation auteur-texte-lecteur. C'est un tel modèle que nous allons élaborer.

2 - L'analyse fonctionnelle.

C'est du côté de l'analyse fonctionnelle, approche systémique très utilisée en électronique et mécanique et, de façon générale dans toute description d'un système technique, que nous chercherons les outils pour élaborer notre modèle. L'analyse fonctionnelle pose un regard en deux étapes sur les systèmes : la description fonctionnelle suivie de la description structurelle. Ces deux approches sont complémentaires.

La description fonctionnelle s'attache à décrire les relations et fonctions réalisées au sein du système. Les éléments manipulés par le système y sont pris en compte en tant que matière d'oeuvre. En revanche, les éléments physiques constituant le système, ceux-là même qui réalisent les fonctions, ne sont pas décrits dans leur technicité.

C'est la description structurelle qui s'attache à la description physique des éléments du système. Plus proche de la matérialité de ce dernier, elle ne permet plus de décrire le fonctionnement global du système et d'en détailler le comportement car il est fréquent qu'un même composant réalise plusieurs fonctions, ou, qu'à l'inverse, une fonction nécessite plusieurs composants, voire un sous-système.

Ainsi les deux descriptions ne reposent pas sur la même logique et n'ont pas les mêmes objectifs. Et, si la description structurelle est essentiellement technique, c'est la description fonctionnelle, plus abstraite, qui est utilisée pour présenter le système en dehors de ses aspects techniques.

3 - Evolution des descriptions.

Les premières descriptions de textes informatiques (par exemple BALPE, 1986) prennent en compte la spécificité technique du matériel et des logiciels suivant le schéma ci-dessous dans lequel le mot ordinateur recouvre l'ensemble : unité centrale + mémoire + mémoire de masse + périphérique d'entrée.

Une telle description, proche de la machine, est tout à fait apte à expliquer la structure des programmes, leur logique sous-jacente et la façon dont la machine utilise données et programmes pour générer le texte accessible au lecteur. Mais elle s'avère désarmée dès lors qu'on tente d'aborder des questions plus culturelles comme par exemple : faut-il considérer le programme comme objet littéraire? Qui, de l'auteur ou de l'ordinateur, est réellement "auteur"?

De même la nature du périphérique de sortie peut a priori être quelconque. Or l'évolution a consisté à passer irréversiblement de l'imprimante à l'écran. Un tel passage ne s'explique pas seulement par la prégnance de l'image dans notre société, mais surtout par le fait que l'écran est mieux adapté au processus réel du texte, ce que ne peut montrer cette description.

C'est donc à l'aide d'un modèle fonctionnel que nous décrirons les catégories de textes auxquelles nous allons nous intéresser, même si les descriptions précédentes ont déjà permis de mettre en évidence la modification de la nature du texte ainsi que l'écrit Ambroise BARRAS : "Comme nous pouvons déjà le suspecter, il ne sera plus possible de parler de texte de façon autonome  : il n'y aura plus de texte. Il y aura en revanche un système texte-programme-machine" [BARRAS, 1995a, p. 75].

 

II - SCHEMA FONCTIONNEL DE NIVEAU I :

1- Schéma fonctionnel d'un texte "classique".

Afin de percevoir toutes les différences entre la notion courante de texte, que nous qualifierons de "classique", et celle qui nous préoccupe ici, commençons par donner le schéma fonctionnel de niveau I des textes classiques.

Considérant l'auteur comme un "émetteur" dont la fonction émettrice est "l'écriture" et le lecteur comme un récepteur appréhendé par la seule fonction de "lecture", le système classique de relation privée au texte se représente par le schéma suivant :

Le texte y apparaît comme la matière d'oeuvre reliant les deux fonctions écriture et lecture. Image d'un projet de l'auteur par la fonction écriture, il est objet pour la fonction lecture. Dans ce système, la seule relation texte/auteur est l'écriture, la seule relation texte/lecteur est la lecture. Cette dernière produit une intériorisation du texte, le texte-lu, image mentale du texte dans l'esprit du lecteur (schématisé, pour tout ce qui n'est pas la lecture, par le dernier ovale).

Dans les systèmes qui s'articulent sur ce modèle, le texte est un objet. Cette notion ne recouvre pas celle de matérialité mais plutôt d'être (au sens mathématique du terme) possédant des propriétés observables en dehors d'une opération de lecture. On peut donc introduire dans le modèle un troisième sujet que nous nommerons "critique" et qui donne au texte sa véritable dimension culturelle. C'est en effet le critique qui va donner du texte une image collective alors que la lecture en donne une image intime et personnelle. Sans prendre en compte la totalité de l'activité critique, celle-ci pouvant influencer la lecture privée, nous ne mettrons en évidence que la seule fonction d'analyse du texte par le critique, fonction générant une connaissance sur ce dernier. Nous compléterons le modèle selon le schéma suivant qui comprend une relation privée et une relation publique au texte.

Dans ce schéma, le texte est un objet tout à la fois visible (accessible à la critique) et lisible. Les deux relations peuvent s'appliquer indépendamment l'une de l'autre.

2 - Schéma fonctionnel d'un texte procédural.

Les choses en vont autrement avec la catégorie d'oeuvres qui nous intéressent et qui s'articulent autour de la notion de processus. Ambroise BARRAS définit d'ailleurs la littérature informatique comme une "littérature dont la mise en oeuvre d'une transformation est le seul produit. Transformation faite oeuvre" [BARRAS, 1995b].

Il convient de préciser cette notion et, dans un modèle qui englobe tout texte procédural actuel, la nature de ce processus particulier caractérisé par l'apparition d'une nouvelle fonction, la génération, qui s'intercale entre l'écriture et la lecture. Parmi l'infinité des processus imaginables, le seul qui soit utilisé en littérature fait participer la lecture à l'élaboration du texte-à-voir, objet de cette même lecture par une rétroaction de la lecture sur la génération. Précisons immédiatement que la génération n'est pas réductrice à la seule génération automatique de textes informatiques tout comme la rétroaction de la lecture sur cette fonction ne se réduit pas à la seule interactivité. Le schéma fonctionnel de niveau I de ces textes procéduraux, en ne considérant dans un premier temps que les relations privées de l'auteur et du lecteur au texte, est le suivant :

La rétroaction de la lecture sur la génération est l'élément important de ce modèle. Par elle, l'objet physique accessible au lecteur, dénommé "texte-à-voir", dépend de sa lecture. Autrement dit ce texte-à-voir est lisible mais non visible car il ne peut en aucune façon être appréhendé en dehors d'une opération de lecture. L'ensemble du textes-auteur en revanche est, comme nous le verrons, une matière d'oeuvre observable, donc visible, mais non lisible car inaccessible au lecteur. De plus sa compréhension technique ne permet pas, en général, d'imaginer le texte-à-voir qu'il est susceptible de générer.

Ce modèle répond tout à fait à la double volonté des auteurs de ce type de textes d' "impliquer le lecteur dans sa lecture", c'est à dire de transformer celle-ci en acte de vie. Cette transformation s'effectue au détriment d'une connaissance que la lecture pourrait donner sur le texte. Elle déjoue la critique en rendant la connaissance tributaire de son mode d'acquisition. Avec ce type de démarche, la lecture est clairement devenue un processus quantique sur le texte-à-voir, rendant impossible la notion d'observateur extérieur à l'objet observé. Pourtant une activité d'analyse reste possible, mais elle devient beaucoup plus complexe. C'est en effet l'ensemble "données de lecture + texte-à-voir" qui constitue l'observable. Le critique doit alors nécessairement observer l'acte de lecture lui-même et non le seul texte-à-voir objet de cette lecture (BOOTZ, 1995a). C'est pourquoi il vaudrait mieux placer dans notre schéma cette activité d'observation critique dans la hauteur de la feuille ; l'aspect culturé et public des textes procéduraux sont nettement séparés de leur aspect privé.

Nous pouvons réunir ces remarques dans le schéma suivant :

 

3 - Domaines et relations.

a) domaines :

On peut délimiter trois domaines dans le schéma fonctionnel de niveau I précédent. L'un est régi par l'auteur, un second par le lecteur et le troisième enfin est accessible, de la façon décrite ci-dessus, au critique. Ce troisième domaine constitue ce que nous continuerons d'appeler par la suite "le texte". Contrairement aux textes classiques, le texte n'apparaît plus comme un objet, une matière d'oeuvre, mais comme un sous-système complet du système littéraire comprenant lui-même des matières d'oeuvre (que nous qualifierons d'objets textuels) et des fonctions. Il peut être décrit par le schéma fonctionnel de niveau I suivant :

Dans cette optique, l'expression du langage courant "lire un texte" ne correspond plus à appréhender un objet mais à "mettre en oeuvre un processus textuel" (expression à ne pas confondre avec les modalités de la fonction lecture que nous développerons ci-après).

b) autonomie des relations texte/auteur et texte/lecteur :

Un point particulièrement important du schéma est la disjonction du domaine du lecteur de celui de l'auteur, disjonction qui n'existe pas pour les textes classiques. Elle impose, lorsqu'on parle du "texte" (sou-entendu le texte comme objet et non comme processus), de préciser le point de vue adopté. En effet, les objets textuels qui apparaissent à l'auteur (textes-auteur) ne sont pas ceux abordés par la lecture (texte-à-voir). Leur nature et leurs propriétés sont radicalement différentes. On pourrait résumer cette propriété par une formule lapidaire et trop paradoxale pour être honnête : " le texte écrit par l'auteur n'est pas celui lu par le lecteur". C'est ce qu'exprime Jean-Pierre BALPE lorsqu'il se défend d'être l'auteur des fautes de français réalisées par ses générateurs (BALPE, 1994, p. 36).

Les objets qu'on pourrait qualifier de "texte" selon le point de vue de l'auteur, c'est à dire ceux qui apparaissent dans son domaine, ne sont pas les objets qu'on pourrait qualifier de "texte" selon le point de vue du lecteur. Cette remarque n'a rien à voir avec les conceptions idéologiques des auteurs ou lecteurs. Elle est imposée par le comportement des objets et fonctions dans le modèle et notamment par les propriétés de la rétroaction de la lecture sur la génération. Ainsi chacun des sujets, lecteur et auteur, aborde le processus textuel à travers une relation particulière. Il peut, par cette relation, avoir un point de vue sur ce qu'il peut maîtriser et sur ce qui est du domaine de l'autre relation. On peut ainsi parler du texte-à-voir selon le point de vue de l'auteur ou selon celui du lecteur. Ces deux points de vue différeront fortement.

En anticipant quelque peu sur ce qui va suivre, mais pour expliquer la nature de cette différence, on peut considérer, en utilisant des catégories classiques, que le travail d'écriture est globalement un travail sur la forme ( et on comprend l'enthousiasme des poètes oulipiens qui fondèrent l'A.L.A.M.O.) alors que la lecture sera une construction narrative. Les objets créés par l'écriture forment essentiellement une structure logique alors que l'objet appréhendé dans la lecture est essentiellement temporel. Cette disjonction des aspects textuels classiques forme/narration n'empêche pas le lecteur de discerner des formes dans le texte-à-voir ni l'auteur d'écrire de façon linéaire. Mais la linéarité prend dans le domaine de l'auteur le visage de la séquentialité, qui est une relation d'ordre dans une structure, éventuellement liée à une notion graphique mais non nécessairement à une notion de temps. Par ailleurs la forme que décèle le lecteur fait partie de la représentation mentale que celui-ci se fait du "texte" conçu comme un objet (et non forcement du texte-à-voir, objet particulier d'une lecture particulière). Cette forme, pour réelle qu'elle lui apparaisse, ne reflète au mieux que de façon parcellaire la forme de la structure créée par l'auteur. Dans la catégorie des générateurs automatiques par exemple, la forme des textes générés ne reflète pas la forme du générateur. Il convient donc, parlant de "texte", de préciser très clairement selon quel point de vue (ou dans quel domaine) on se place et de quel objet on parle. Méfions-nous du mot texte comme de l'hydre aux têtes multiples.

C'est bien souvent le point de vue du lecteur qui sera adopté dans les commentaires sur la littérature informatique ainsi que le souligne Ambroise BARRAS lorsqu'il définit ce que nous appelons le "texte-à-voir" comme l'objet texte pour le lecteur de littérature informatique : "Et parce que rien d'autre n'est somme toute soumis à notre appréciation esthétique - pas de listing, code-source du programme de sa transformation - , nous ferons du "texte à l'écran" la représentation figurale de son [le texte] avènement procédural" [BARRAS, 1995a, p. 81].

Les deux relations sont rendues autonomes par la rétroaction de la lecture sur la génération. L'auteur ne peut prévoir le déroulement de celle-ci et le lecteur peut, de son côté, ne pas discerner ce qui, dans le texte-à-voir offert à sa lecture, dépend de l'acte de lecture de ce qui n'en dépend pas. Autrement dit l'auteur ne peut prévoir le résultat de la génération, mais a contrario le lecteur ne peut pas avoir accès au projet textuel complet de l'auteur à travers sa lecture. Il existe en quelque sorte une intimité des deux sujets au sein du processus textuel. Ambroise BARRAS qualifie ainsi, selon le point de vue du lecteur, la perception de cette intimité de l'auteur : "Ce report sur le lecteur sollicité et impliqué figure à lui seul l'événement que le non-avènement du texte ne réussit plus à configurer" [BARRAS, 1995a, p. 82].

Dès lors les dimensions littéraires s'en trouvent multipliées : l'auteur peut axer son travail sur la création de formes inédites ou sur des modalités de prise en compte du processus de lecture/génération ou encore, à travers ces étapes, tenter de manipuler le texte-lu de façon personnalisée. Cette dernière approche réintroduit une poésie plus sensible, émotionnelle et moins formelle. Si on ajoute à ces possibilités la recherche d'autres processus textuels que celui décrit, on conçoit que la littérature et la poésie ont encore quelques siècles de beaux jours créatifs devant eux.

 

III - SCHEMA FONCTIONNEL DE NIVEAU II

1 - La fonction écriture.

a) schéma fonctionnel :

Nous scinderons l'écriture en deux fonctions distinctes : la conception et la réalisation. Cette décomposition est proche de celle réalisée au cinéma entre écriture du scénario et réalisation. L'écriture littéraire ne connaît toutefois pas d'équivalent à la phase de montage. C'est pourquoi nous définirons l'auteur comme le sujet (ou le groupe) concevant et que nous privilégierons cet auteur sur le réalisateur.

La fonction conception consiste en l'organisation de matériaux, dont certains seulement sont linguistiques, d'autres esthétiques et d'autres encore logiques, en vue de créer une entité abstraite : le texte-écrit.

Dans un second temps, ce texte-écrit va être décrit en un objet exploitable par le système physique réalisant la génération. Le résultat final de l'écriture, l'ensemble du "textes-auteur" du schéma de premier niveau précédent, est constitué de deux parties distinctes signifiantes pour le générateur : le "source" , et la structure de données d'une part, le contenu des données de l'autre. Le schéma fonctionnel de niveau II de la fonction écriture est alors le suivant :

b) le texte-écrit :

le texte-écrit est un objet abstrait à ne pas confondre avec les objets qui le décrivent. On peut le considérer comme l'état ordonné des "matériaux" d'auteur par les "connaissances", autrement dit comme le projet d'écriture. Ce texte-écrit peut être décrit de nombreuses manières. Un certain nombre de concepts lui sont applicables tels que, pour les générateurs automatiques, ceux de micro-univers ou macrostructure (BALPE, 1991). De façon générale ce texte-écrit peut être décrit par des algorithmes ou des graphes correspondant à une structure de type hypertextuelle, à savoir un ensemble de noeuds reliés par des liens. Ces descriptions sont non opératives pour le générateur, composant matériel qui réalise la génération (il n'est pas question ici de la catégorie des programmes qu'on nomme générateurs).

Le texte-écrit intègre l'existence de la fonction génération dans sa structure ainsi que l'intervention du lecteur (non forcement interactive). C'est lui qui constitue véritablement, dans notre modèle, le "texte" selon le point de vue de l'auteur. Cette position peut se justifier par un certain nombre d'arguments. C'est par exemple une expérience d'auteur qu'un "texte" conçu mais non réalisé a un impact réel sur les réalisations qui suivent. C'est ainsi également que le célèbre poème de Raymond Queneau "cent mille milliards de poèmes", publié sur bandelettes papier , a connu plusieurs versions informatiques. Or il ne viendrait à personne l'idée de contester que l'auteur de ces versions informatiques reste Raymond Queneau. Remarquons au passage que les textes-à-voir produits dans ces versions informatiques ont une apparence, notamment typographique, différente de la version papier, ce qui corrobore le fait que l'auteur n'est pas auteur du texte-à-voir accessible au lecteur.

c) la réalisation et le textes-auteur :

Parmi toutes les descriptions possibles, celle qui sera opérationnelle pour le générateur est réalisée par le réalisateur. Il convient de ne pas confondre les matières d’oeuvre de la fonction réalisation : le texte-écrit, le "langage" apporté par le réalisateur et le textes-auteur. Le réalisateur peut également être amené à construire un logiciel spécifique. Celui-ci doit alors être considéré comme un élément du langage, comme par exemple le logiciel animatexte avec lequel sont réalisés (ou qui intervient dans) la plupart des textes animés publiés dans la revue de littérature informatique alire . Font également partie du langage les fichiers polices, les dictionnaires en génération automatique, etc.

Pour oeuvrer, le réalisateur a besoin d'une description efficace du texte-écrit sous forme de modèle . Il existe donc également un point de vue du réalisateur sur le texte, et c'est celui-ci qu'il faudra considérer pour aborder la réalisation de tels textes. Ce point de vue comporte notamment une vision d'ensemble des outils et concepts qui permettent de passer du texte-écrit au source, tels que les descripteurs et les moules dans les générateurs automatiques ou la nature des liens pour les hypertextes. Nous n'insisterons pas sur ce point de vue qui a fait l'objet de la plupart des ouvrages pragmatiques consacrés à la création littéraire sur ordinateur.

Le textes-auteur consiste en la description du texte-écrit à l’aide du langage du réalisateur. Sa nature va dépendre du générateur. Il s'agit encore d'une description appréhendable par l'homme mais non compréhensible par une machine. Cette dernière n'interviendra que dans les matières-d’oeuvre de la fonction génération. Ce textes-auteur se décompose en un source et des données.

Les données sont organisées en bases de données : elles possèdent une structure décrite dans le source et utilisée par lui. Les données sont en revanche interchangeables, propriété qui interviendra dans la génération. Elles peuvent être des fichiers du langage (polices, dictionnaires) ou des fichiers propres au texte considéré.

Le source décrit la gestion des liens réalisée dans le texte-écrit. Il n'est toujours pas de nature linguistique. Il correspond à un ensemble d'actions, par exemple appels de procédures, réponses à des messages, qui caractérisent le comportement du générateur. Ces actions se répartissent en deux grands types : la séquentialité ("faire") et le contrôle ("si ... alors"). Tout source, quel que soit le type de texte procédural auquel il appartient, peut ainsi se décrire par un ensemble de "faire" et de "si ... alors" .

2 - La fonction lecture.

a) toute lecture correspond à une installation textuelle :

Le générateur peut être une machine ou un homme. Il peut alors s'agir d'un acteur (performance, cet acteur pouvant être l'auteur) ou du lecteur (poèmes-lieux). On peut dans ce dernier cas considérer la lecture comme une performance de lecteur. Dans tous les cas, le processus de génération/lecture n'est possible que par une mise en installation, semblable à une installation plastique, du processus textuel. En effet, tout comme dans une installation plastique, l'objet appréhendé par le lecteur, le texte-à-voir, différera d'une lecture à l'autre de par la modification de l'environnement. Cette modification est due essentiellement à la nature de certaines données de lecture, le "contexte de lecture", sur lequel nous reviendrons. Ainsi, l'interaction entre les fonctions de génération et de lecture se manifeste par une mise en installation de la lecture. Cette notion n'étant pas liée à la mise en situation publique ou privée du texte, cette installation existe même dans une lecture intime d'un texte informatique.

D'autres caractéristiques des installations plastiques sont également réunies lors de la lecture. Ces caractéristiques sont "même lieu, même temps" pour la lecture et la génération. Une installation plastique est en effet pensée en fonction du lieu de son exposition, elle est non reproductible en catalogue ; l'oeuvre et le spectateur doivent nécessairement se trouver au même lieu. Une installation n'a de sens que dans la durée de sa présentation. Elle est éphémère. Toute trace visuelle ou cinématographique porte la douleur de sa disparition et ne constitue qu'un pâle reflet de ce qui fût, proche du linceul. De même la génération et la lecture se font simultanément et en un même lieu. Certains textes procéduraux, notamment les générateurs automatiques, laissent, eux aussi, cette impression âcre d'anéantissement irréversible.

b) le texte-à-voir est temporel et quantique :

Irréversible et éphémère, telles sont les principales caractéristiques du texte-à-voir selon le point de vue du lecteur. Objet généré, le texte-à-voir est de nature temporelle. C'est un objet essentiellement linéaire et transitoire. Il est strictement limité dans la durée de sa génération et dans l'espace de l'écran, même lorsque le lecteur le perçoit comme une fenêtre en mouvement sur un espace, cette perception étant une propriété du texte-lu et non du texte-à-voir.

Cet objet n'est pas la réalisation d'un texte qui existerait "virtuellement" dans la machine, ce qui contredirait la nature procédurale particulière de l'oeuvre. Il s'agit là d'une rupture réelle avec des textes classiques (animés par exemple) machinés sur vidéo ou des textes sonores joués sur cassettes audio. On peut effectivement considérer ces derniers comme des réalisations éphémères d'un texte qui existe virtuellement sur le support, mais le rôle du contexte de lecture interdit cette approche pour les animations informatiques. La plupart du temps, le texte-à-voir est lié à l'acte de lecture lui-même, même si le lecteur n'en a pas conscience, tout comme le résultat d'une mesure quantique sur un système est liée à l'acte même de la mesure.

Le périphérique le mieux adapté à ces propriétés est l'écran et non l'imprimante. En effet, sortir le texte-à-voir sur imprimante revient à casser le processus textuel lui-même et transformer ce texte-à-voir en un texte classique. Il serait vain alors de tenter de relier ce nouvel objet au texte-écrit pensant, ainsi, violer l'intimité de l'auteur au sein du texte. Vouloir figer le texte pour l'analyser c'est l'annihiler, et vouloir collectionner les textes-à-voir ne peut conduire qu'à une connaissance statistique dont l'autonomie des relations texte/auteur et texte/lecteur empêche de remonter à la totalité du projet de l'auteur. Cette collection des textes-à-voir n'a pas le même comportement que la totalité des images d'un film. Le ralenti filmique permet de remonter plus facilement à la forme du film. Ce n'est pas vrai pour un texte procédural (le cinéma n'est pas procédural) ; la génération est une opération en temps réel, même s'il peut en découler une certaine frustration pour le lecteur.

c) le texte-à-voir et la relecture :

Le texte est destiné à être mis en action. Il n'a de sens que lu et relu. La relecture peut consister à relancer le texte plusieurs fois au cours d'une même cession comme l'invitent les auteurs de générateurs automatiques lorsque leurs textes-à-voir se terminent par une phrase du type "voulez-vous un autre texte ?". Cette relecture peut également se faire sur plusieurs cessions différentes. Et c'est un "piège à lecteur" supplémentaire des animations sur écran, que de ne pas inviter le lecteur à cette relecture. Ne pas rejouer le processus textuel, c'est se condamner à ne pas percevoir ce processus, à lire le texte-à-voir comme un texte classique. C'est escamoter dans sa lecture l'aspect généré du texte-à-voir. La relecture seule dévoile la nature et l'ampleur des modifications apportées au texte-à-voir par le processus de génération dans un contexte de lecture donné.

S'il reste possible de lire un texte-à-voir des années 85 généré automatiquement comme un texte classique, c'est parce que celui-ci, bien que transitoire, présente une stabilité lors de son apparition. Mais tout ce que nous avons dit montre que la lecture à envisager est celle d'un objet temporel. Elle s'apparente donc d'une certaine façon à une lecture orale et les animations sur écran montrent clairement cette ambiguïté de la lecture. On peut dire que, quel que soit le type de texte procédural, selon le point de vue du lecteur, la génération "introduit du temps dans l'écrit".

d) le texte-lu et la relecture :

La lecture transforme le texte-à-voir en une image mentale, le texte-lu, tout comme le fait la lecture d'un texte classique, par projection sur l'intellectuel et l'affectif, troncature du texte-à-voir, pondération de ses éléments. Cette identité fonctionnelle ne doit pas masquer les différences importantes liées au caractère quantique, temporel et transitoire du texte-à-voir. Par exemple, le lecteur, consciemment ou non, doit effectuer un choix entre les divers modes de lecture (continuité temporelle de l'animation ou lecture spatiale) puisque le texte-à-voir est maintenant un écrit temporel.

On peut montrer que la relecture participe activement à l'élaboration du texte-lu dans l'imaginaire du lecteur [BOOTZ, 1995b]. L'opération de lecture est en effet irréversible ; "un texte lu est déjà lu", c'est à dire que les lectures successives d'un même texte, générant des textes-à-voir éventuellement différents, ne vont pas avoir le même rôle vis à vis du texte-lu. La première mise en oeuvre du processus textuel va créer dans l'imaginaire du lecteur un premier texte-lu que les instances suivantes vont compléter. On peut estimer que le texte-lu initial ne sera remplacé par un autre qu'en cas d'échec du lecteur à l'étendre ou le préciser. Cette opération d'ajout au texte-lu par les relectures ne peut se faire que par une augmentation de la cohérence globale de ce texte-lu. Celui-ci doit apparaître, au cours des instances successives du processus textuel, comme un objet de plus en plus construit. La lecture cessera dès lors que le lecteur estime suffisante la cohérence globale de l'image mentale qu'il s'est forgée du texte. C'est ainsi qu'on peut interpréter cette remarque de Jean Clément à propos de l'hypertexte : "Ce qui nous le fait quitter, ce n'est pas la certitude d'en avoir épuisé tous les aspects, mais celle d'avoir satisfait - ou épuisé - quelque chose de nous-mêmes" [CLEMENT, 1994, p. 64].

Cet accroissement de cohérence globale peut se faire par ajout narratif ou complément formel. Si l'accroissement se fait par ajout narratif à chaque mise en oeuvre du processus textuel, le lecteur aura l'impression que sa lecture est équivalente à celle d'un livre et ne percevra pas nécessairement le processus textuel lui-même. Celui-ci ne pourra être mis en évidence que par comparaison de ce texte-lu avec celui obtenu par un autre lecteur. A notre connaissance, seul le poème-à-lecture-unique, dans sa version définitive et non celle, tronquée, publiée dans A:\LITTÉRATURE ¿ , fonctionne sur ce mode. Dans la plupart des textes, l'accroissement de cohérence globale se fait par un accroissement de la forme et donne de la succession des textes-à-voir une représentation "spatiale" de même nature que celle du texte-écrit. C'est le cas des hypertextes. Il est alors tentant pour le lecteur d'identifier ce texte-lu au texte-écrit. Compte tenu de l'autonomie des relations texte/auteur et texte/lecteur, cette identification peut s'avérer illusoire. Elle n'est réelle que si l'auteur l'a voulu, donc pour une catégorie précise de textes que nous qualifierons de "mimétiques" en ce sens qu'ils autorisent le lecteur à parcourir, selon ses modalités, la totalité du texte-écrit comme pour un texte classique. Mais il n'en est bien souvent rien et une telle impression est un leurre comme le souligne toute l'oeuvre poétique informatique d’un DUTEY.J .

Les textes animés sur écran amènent également un accroissement formel de type hypertextuel. Les textes-à-voir générés présentent en effet une narrativité à la fois spatiale et temporelle. La lecture, à chaque occurrence, et même si le texte-à-voir se reproduit à l'identique, est donc amenée à choisir entre le mode temporel et le mode spatial. La relecture seule peut alors clarifier une structure complexe et transformer en "texte dans l'esprit du lecteur" les potentialités qui se dégagent de l'animation. Ce procédé est le même pour un texte vidéo et un texte informatique. Il n'est donc pas caractéristique des textes procéduraux.

Dans tous les cas, la construction du texte-lu lors des occurrences successives des textes-à-voir va être contrariée par la perte d'information liée à la "perte de mémoire" du lecteur. C'est ainsi que, dans un texte procédural, le texte-lu se modifie peu à peu, de façon parfois imperceptible, comme dans les dressages informatiques de Claude MAILLARD et Tibor PAPP (alire 1 à 5) où le hasard joue un rôle rythmique.

Un cas particulier est celui des générateurs automatiques de poèmes. Le texte-à-voir diffère tellement d'une occurrence à l'autre, qu'il ne permet pas de compléter le texte-lu précédent. Chaque texte-lu successif se présente plutôt comme une variation sur un thème et non comme la redondance (texte classique) ou le complément du texte-lu précédent. Ces textes-lus présentent une forte cohérence locale à chaque occurrence mais une faible cohérence globale. Le lecteur est alors tenté de remplacer le texte-lu à chaque mise en oeuvre du processus textuel. On connaît l'inconfort qui peut en résulter pour le lecteur et les critiques qu'elle a suscitées. Le grand intérêt des générateurs automatiques, pour notre propos, est de faire jouer par le lecteur, au niveau le plus profond de l'image mentale qu'il se fait du texte, un processus de génération similaire à bien des égards à celui réalisé par le générateur physique.

Ainsi chaque genre principal de littérature informatique : l'hypertexte, le générateur automatique et le texte animé, est l'archétype d'une caractéristique particulière du texte procédural et dévoile de façon plus précise que les autres, un aspect particulier de chaque objet textuel impliqué dans ce processus.

 

3 - La fonction génération.

a) schéma fonctionnel de niveau II de la génération :

Il convient maintenant de détailler la fonction génération et de préciser la nature des données de lecture qui réalisent la rétroaction de la lecture sur la génération, ce qui est le trait procédural spécifique des textes étudiés.

On peut distinguer trois phases entre l'introduction du textes-auteur dans le générateur et la réalisation du texte-à-voir par ce dernier. La première n'existe que si le générateur est une machine. Il s'agit de l'assemblage qui transforme le source compréhensible par l'homme en un objet compréhensible par la machine : l'exécutable. Notons que pour un source informatique réalisé à partir d'un langage acceptant la compilation, l'assemblage correspond à la compilation et à l'édition des liens. Cet assemblage peut dans ce cas être réalisé par l'auteur sur sa machine. Il est en revanche réalisé directement sur la machine du lecteur lors de la lecture pour les langages interprétés.

Nous appelons "déchiffrage" la réalisation, sous forme d'ordres adressés à des organes spécialisés, des actions décrites dans le source. Ces ordres possèdent une valeur que nous nommerons paramètre. Ils sont ensuite réalisés par ces organes dans l'opération "d'interprétation" dont nous justifierons le terme ci-dessous. C'est au cours de cette dernière opération qu'interviennent les données de lecture spécifiques à la mise en installation de la lecture (le "contexte de lecture").

On peut représenter l'ensemble de ces opérations par le schéma suivant :

schéma fonctionnel de niveau II de la fonction génération

b) déchiffrage, ordres et paramètres :

Notons que la structure non linéaire du source a disparue dans les ordres. Il s'agit d'une suite séquentielle d'instructions à destination d'organes susceptibles de les réaliser. La structure non linéaire du source joue sur le nombre, la nature et l'ordre des ordres émis. La succession des ordres peut correspondre à une interprétation simultanée par des organes récepteurs différents et ne reflète pas la temporalité réelle du texte-à-voir.

Les éléments formels tels que la structure de données et l'organisation du source sont utilisés pour localiser, à chaque étape du déchiffrage, les actions à réaliser et la position des données. Cet aspect du source est invisible pour le lecteur alors que la nature des actions et le détail des données sont visibles.

Toutes les fonctionnalités du déchiffrage sont remplies par l'unité centrale dans un texte informatique et la description structurelle permet de connaître ces ordres et paramètres. Par exemple l'action "écrire un mot de telle couleur à tel endroit" va générer un ordre adressé à la carte vidéo assorti de données correspondant aux niveaux logiques ad hoc appliqués sur les ports correspondants. Dans le cas d'un poème-lieu, le déchiffrage est directement réalisé par le cheminement du lecteur, les ordres sont simplement les ordres qu'il donne involontairement à son corps (mouvement de la tête, des yeux, etc.). Dans le cas d'un poème programmé non machiné tel qu'un poème matriciel, les ordres seront le décodage en langage clair de la description des actions à effectuer par le lecteur....

Une caractéristique importante du déchiffrage est de remplacer les données par des paramètres. Or ces paramètres peuvent être obtenus de plusieurs façons qui donnent toutes le même résultat d'un point de vue fonctionnel, mais qui correspondent à des actions différentes d'un point de vue structurel. On peut les obtenir en lisant un fichier de données ou les champs d'une base de donnée, en les calculant à partir d'autres données, ou en les lisant sur un périphérique d'entrée tel que le clavier ou la souris. Ces dernières données constituent la partie des données de lecture entrée de façon consciente par le lecteur. On voit donc que les paramètres peuvent être imposés par l'auteur, la machine, le lecteur ou une combinaison de ces trois acteurs. De ce point de vue, il n'y a pas de différence fondamentale entre les données introduites par le lecteur et les fichiers de données créés par les auteurs. C'est pourquoi l'interchangeabilité des données joue un rôle si important selon le point de vue du lecteur (il est parfois invité à en user). Elle n'a en revanche aucune influence selon le point de vue de l'auteur, le source et la structure des données influençant seuls les ordres. L'auteur garde la direction du texte.

On peut constater une fois encore la profonde unité de comportement entre les principaux types de littérature informatique : les générateurs automatiques obtiennent les paramètres essentiellement par calcul, les hypertextes essentiellement par les actions du lecteur, et les textes animés surtout par des fichiers de données préétablies.

c) l'interprétation et le contexte de lecture :

Ces ordres sont ensuite interprétés par leur destinataire. C'est là qu'apparaît l'influence réelle de la mise en installation de la lecture qui rend indéterminé pour le lecteur et l'auteur le comportement du générateur. Certains paramètres en effet ne proviennent ni des données d'auteur, ni des données de lecteur mais de la machine ou de l'environnement. Ils constituent le "contexte de lecture".

Ainsi, pour reprendre l'exemple de notre ordre d'écriture, la vitesse d'exécution de cet ordre va être déterminée par la vitesse des divers composants qui interviennent dans l'exécution de cet ordre. De même la couleur réelle obtenue sera fonction du réglage des convertisseurs de la carte vidéo et des réglages de l'écran. Certains ordres peuvent, à cause de ce contexte de lecture, ne pas être exécutés ou l'être dans un sens non prévu par l'auteur sans générer de message d'erreur [BOOTZ, 1995a] et sans que le lecteur s'en aperçoive. Ce contexte de lecture ne se limite pas à des influences matérielles. Il peut également provenir de l'environnement du texte, dans les poèmes-lieux et les performances bien sur, mais également sur ordinateur. C'est ainsi que l'interface utilisateur peut créer une distance importante entre le lecteur et le texte-à-voir. Un texte lu dans une fenêtre sous Windows au milieu d'autres fenêtres ne produira pas le même effet que le même texte plein écran. Un texte mis en relation avec d'autres par une procédure d'appel longue et uniforme comme dans le Salon de Lecture Electronique [BOOTZ, 1995] sera plus difficilement extrait de cet ensemble et appréhendé dans sa spécificité. Un texte présenté en public ne sera pas lu de la même façon que s'il est proposé à la lecture privée ; la distance physique du lecteur à l'écran le rendra sensible à des éléments différents, les éléments visuels très visibles ou spectaculaires des textes-à-voir générés étant favorisés au détriment d'autres.

Selon le point de vue du lecteur, ce contexte de lecture peut parfois apparaître comme une perturbation, du bruit. Cela ne sera que par rapport à une lecture antérieure dans un autre contexte (ou par rapport à un état attendu et prédéfini par le lecteur du texte-à-voir) car le texte-lu créé par la lecture actuelle détruit alors la cohérence du précédent. Mais si le lecteur n'a pas d'expérience antérieure du texte, cette impression disparaît à condition que le texte-à-voir généré continue d'être "lisible", c'est à dire, très précisément, apte à construire un texte-lu cohérent. Certains textes animés peuvent ainsi passer, selon le point de vue du lecteur, d'un statut d'oeuvre littéraire à celui d'oeuvre graphique, gardant ainsi une forme de lisibilité. L'exemple le plus remarquable en la matière est la version non mise à jour du "mange-texte" de DUTEY.J qui garde une cohérence dans tous les contextes de lecture réalisés à ce jour, même si cette cohérence conduit à des textes-lu qui se différencient de plus en plus avec les progrès des machines. Réciproquement, si le lecteur émet des hypothèses sur la lisibilité d'un texte, il peut très bien percevoir comme "bruit" provenant du contexte de lecture un ordre parfaitement défini par le source. Les textes publiés dans alire1 ont donné, de par leur caractère agressif et saccadé, quelques exemples d'une telle interprétation.

Ainsi le contexte de lecture n'est dominé ni par le lecteur, ni par l'auteur. Le réalisateur peut concevoir un source qui produira un texte-à-voir lisible dans un grand nombre de contextes de lectures, mais cette lisibilité variera d'un contexte à un autre et les textes-à-voir générés seront sensiblement différents. Privilégier le comportement des textes-à-voir obtenus sur telle ou telle machine paraît dès lors arbitraire et sans fondement, quand bien même cette machine serait celle de l'auteur. Comment le lecteur pourrait-il reproduire en tous temps ce contexte de lecture spécifique ? La mise en installation du texte place l'auteur en position de compositeur.

Remarquons que ce contexte de lecture joue un rôle négligeable dans un texte non procédural. Il joue un rôle aussi faible que les éditions multiples d'un même texte classique. Si l'influence des caractéristiques typographiques et de mise en page est loin d'être minime sur la lecture, notre société marchande de produits en série nous a appris à passer outre ces effets. De même, pour un poème vidéo ou audio, certains effets du contexte de lecture existent comme le réglage du niveau sonore ou des couleurs du moniteur. On qualifiera ces effets de non pertinents car ils ne sont pas de nature à modifier en profondeur le comportement du texte-à-voir. Cela n'a rien à voir avec les effets produits lors de l'interprétation des textes procéduraux. Les effets non pertinents sont identifiables car les textes machinés non procéduraux sont reproductibles. Les textes procéduraux sont, eux, non reproductibles et irréversibles. Il n'existe pas de machine "de référence" sur laquelle on puisse dire : "c'est comme ça que le texte doit se dérouler". Dès lors, comparer les textes-à-voir obtenus sur diverses machines ne permet pas d'établir un "bon fonctionnement" du texte. Bien plus, dans une lecture privée où le lecteur est seul avec sa machine face au texte, il lit. Et il ne lit que ce qui se passe, pas ce qui "devrait" éventuellement se passer. Cet aspect est encore plus sournois dans un poème-lieu car il se produit pareillement mais sans machine. Personne ne dira à un lecteur qui fait un pas en plus ou en moins, par fatigue, par hasard ou par envie, les liens et informations qu'il a tronqués. Personne ne lui dira ce qu'il aurait lu s'il avait tourné au coin de la pièce ou s'il avait baissé les yeux.

CONCLUSION

Ce modèle ne remplace certes pas les descriptions élaborées jusqu'alors des techniques de production des divers types d'oeuvres procédurales. Il permet en revanche de situer plus précisément ces productions dans le champ culturel et de répondre de façon argumentée aux divers points de vue qui s'expriment et qui oublient parfois de prendre en compte tous les aspects de ces démarches. Proposant des approches qui reflètent le comportement du texte, nous avons l'espoir qu'il ouvre de nouvelles voies d'approche à la critique dont le rôle est essentiel pour l'accès du public à ces démarches.

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

bibliographie générale :

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élaboration du modèle :

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Bootz, Philippe (1995b). Gestion du temps et du lecteur dans un poème dynamique, Littérature et informatique : la littérature générée par ordinateur, A. VUILLEMIN et M. LENOBLE éditeurs, AUPELF-UREF, Paris, 1995, pour la version électonique (consultable sur Internet), version papier à paraître.

Bootz, Philippe, De la Machine à écrire de Jean Baudot (1964) au Salon de Lecture Electronique de MOTS-VOIR (1995) ; un survol parcellaire de l'évolution de la littérature sur ordinateur, revue de l’ EPI n°81, mars 1996.