Ai-je lu ce texte ?

Depuis le milieu des années 80, les auteurs de l’équipe L.A.I.R.E.  mettent la problématique de la lecture au coeur de leur production poétique sur ordinateur. Si le texte oriente la lecture, celle-ci façonne le texte, au-delà de la présence ou non d’une quelconque interactivité. Les modifications à la notion de texte qu’apportent la littérature informatique sont si profondes que la réponse à une question aussi enfantine que " ai-je lu ce texte ? " n’est plus du tout évidente. Et si le lecteur, inconsciemment, prend toujours position, ce qui s’avère certainement vital dans son rapport au texte, une grande part du travail de l’auteur consiste à forcer le texte à entrer dans ses propres critères de lisibilité. L’écriture informatique, aujourd’hui, ne travaille plus fondamentalement sur le texte-dans-la-langue, mais, à travers celui-ci, à une redéfinition et une recomposition de la lisibilité selon des critères jugés nécessaires.

Ai-je lu ce texte ?

En tant que lecteur tout le monde répond à cette question. Ces réponses prennent bien souvent une des formes suivantes :

- oui, il était bon (ou mauvais) parce que ...

- non, il était buggé ou incompatible avec ma machine.

La lecture d’un texte sur ordinateur se distingue en effet très nettement de toute autre lecture par cette expérience du " bug " que le lecteur possède. Tout écart à la norme pourra être ressenti comme un problème technique .

Alors que l’expérience, en tant qu’auteur, des expositions, m’a montré qu’un texte ayant toutes les apparences de la sainte sérénité technique et du déroulement parfait pouvait, en fait, se comporter aux antipodes de ce qui était attendu.

Ai-je lu ce texte ? ou plus exactement ce texte a-t-il été conçu pour que je le lise comme je l’ai lu, manipulations techniques comprises ? C’est une question, que je me pose, en tant qu’éditeur  , devant tout texte informatique qu’on me présente. Les critères qui ont été retenus pour répondre à cette question sont directement fonction des trois rapports à la lecture que j’ai ainsi pu vivre avec et autour d’alire comme auteur, lecteur ou observateur.

C’est donc suivant ces trois points de vue que j’aborderai cette question. Cela nécessite de s’entendre au préalable sur la définition du mot " texte ".

 

Le modèle fonctionnel :

schéma global :

J’utiliserai le modèle fonctionnel des textes procéduraux récemment proposé comme cadre théorique de cette discussion. Les textes procéduraux se comportent comme des processus eux même descriptibles en termes de procédures. Cette catégorie regroupe notamment l’ensemble des textes programmés publiés dans alire. Le modèle fonctionnel est une description phénoménologique de la communication par le texte entre un sujet auteur et un sujet lecteur. La place de l’observateur est également abordée dans ce modèle. Ce modèle est fonctionnel au sens de l’analyse fonctionnelle des électroniciens et des mécaniciens, il présente l’ensemble des fonctions intervenant dans le processus de communication, ainsi que les objets textuels sur lesquels agissent ces fonctions, sans présenter les composants physiques (programmes et machines) réalisant structurellement ces fonctions. L’approche fonctionnelle a en fait ses preuves dans les domaines techniques lorsqu’il s’agit de décrire le fonctionnement de processus avec rétroaction. Or la communication entre auteur et lecteur par l’intermédiaire d’un texte procédural contient une telle rétroaction. Nous rappelons ci-dessous brièvement les éléments de ce modèle et renvoyons le lecteur à l’article original pour l’argumentations des affirmations énoncées.

Le schéma dans ce modèle (schéma fonctionnel de niveau 1) du processus complet est le suivant :

La fonction génération tient compte du rôle de la machine. Elle n’est pas limitée à ce qu’on appelle couramment " la génération automatique ". On constate deux différences essentielles entre le comportement général de ces oeuvres et celui d’un texte non procédural dont le schéma fonctionnel serait :

 

les objets textuels au sein du modèle :

La première différence entre les deux schémas précédents est la disjonction entre les fonctions écriture et lecture dans les textes procéduraux. En clair, les deux fonctions ne s’appliquent pas sur les mêmes objets ; l’auteur et le lecteur ne peuvent pas appréhender les mêmes aspects du processus. Ce qui permet de dégager l’existence de deux points de vue indépendants dans le processus : le point de vue de l’auteur qui lui permet d’agir sur un domaine du processus de communication, et celui du lecteur à l’autre bout de la chaîne. Chacun des deux sujets ne peut agir que dans son domaine et n’appréhende, directement, que les objets qui s’y trouvent. Nous appellerons le nouveau domaine situé entre les deux domaine du texte ou processus textuel pour des raisons qui apparaîtront dans la discussion. Ce domaine correspond à la portion suivante du schéma fonctionnel :

Le modèle explique pourquoi et comment il s’agit du domaine de l’observateur, sujet qui voudrait appréhender le processus de communication par une opération autre que la lecture. C’est, à notre avis, le domaine que doit investir le critique.

On peut, à ce niveau de description, repérer plusieurs objets pouvant correspondre au mot " texte  ". Le premier est le texte-à-voir . C’est l’objet appréhendé par le lecteur (sur son écran). C’est tout logiquement l’objet le plus souvent désigné par " texte " dans les écrits sur le sujet. Il n’est pas accessible à l’auteur lors d’une lecture privée.

Le deuxième objet pouvant être considéré comme " texte " est le textes-auteur. Cet objet n’est pas accessible au lecteur. Il n’est pas non plu, de part le fonctionnement particulier de la fonction génération, une simple description du texte-à-voir.

Ces deux objets ont des propriétés très différentes. On peut ainsi montrer que tout texte-à-voir se situe dans le temps et dans l’espace, alors que ces deux notions sont étrangères au textes-auteur. Ce dernier est constitué de deux ensembles : les données, qui sont des informations utilisées par la fonction génération, et le source composé des ordres qui seront exécutés lors de la génération. Ainsi, écrire revient à donner des ordres à une machine (même lorsqu’on a l’impression, par exemple en utilisant un logiciel de création d’animations, de décrire le texte-à-voir). Ces ordres permettent de réaliser deux types de comportements : la séquentialité et la bifurcation. Les deux ordres élémentaires sont " faire " et " si... alors ...". On peut remarquer que cette dualité paramètres/ordres n’est pas sans rappeler la dualité dictionnaire/ règles syntaxiques. Elle peut se présenter comme une généralisation de celle-ci rendant possible la description d’un générateur multimédia.

Ces deux objets ont également des comportements très différents. Ainsi, à l’heure actuelle, un texte-à-voir se présente comme un combinaison de trois fonctionnements de base : l’animation, la génération automatique et l’hypertexte (parcours interactif dans un espace). L’animation peut trouver comme équivalent dans le textes-auteur la séquentialité des actions et les comportements génératifs et hypertextuels sont classiquement réalisés par deux variantes  de la bifurcation selon que le si ... alors agit sur des données internes au textes-auteur ou sur des données externes extraites des données de lecture. Le générateur automatique sera plutôt généré par une proposition du type " si telle donnée interne alors tel ordre " alors que l’hypertexte sera généré par " si telle action du lecteur alors tel ordre ". Disons tout de suite que cette dernière proposition permet également de décrire des générateurs interactifs et des oeuvres plus complexes qui réalisent des communications entre modules du textes-auteur .

Un troisième objet textuel, non visible à ce niveau de description, s’avérera utile à prendre en compte. Il s’agit du texte-écrit  qui apparaît dans le schéma fonctionnel de niveau 2 de la fonction écriture.

Ce texte-écrit correspond au projet abstrait de l’auteur. Ce n’est donc pas un élément matériel. Celui-ci peut être décrit de multiples façons ; les modèles qui peuvent être des systèmes graphiques (graphes, arbres, partitions ...) ou analytiques (équations syntaxiques, logiques, descripteurs, storyboard ...). Le textes-auteur correspond à la description particulière de ce texte-écrit pertinente pour la fonction génération. L’auteur est avant tout créateur de ce texte-écrit et, dans un second temps, réalisateur du textes-auteur. Ce réalisateur peut d’ailleurs ne pas être l’auteur, comme ce fut souvent le cas dans le travail en équipe pratiqué dans L.A.I.R.E., l’un des membres jouant le rôle du technicien, ce qui est indiqué dans les sommaires de alire par le mention " avec la participation de ".

Ce sont ainsi trois objets, ou plus exactement trois matières-d’oeuvres différentes relatives aux fonctions réalisation et génération qui peuvent tour à tour jouer le rôle du " texte ", chacune dans un contexte précis.

Le texte est-il un objet ?

La seconde différence entre les deux schémas de premier niveau est la rétroaction, dans les textes procéduraux, de la fonction lecture sur la fonction génération. Je ne reviendrais pas sur la description complète de cette rétroaction non limitée à l’interactivité et qu’on pourrait interpréter, dans le point de vue du lecteur, en considérant le lecteur comme coauteur de l’objet de sa lecture.

Cette rétroaction a également des conséquences dans le point de vue de l’auteur. Ce dernier ne peut prévoir le détail de la rétroaction. En revanche il est amené à tenter de la gérer et d’en jouer à travers les ordres du textes-auteur. Tout textes-auteur contient ainsi en filigrane une prise en compte du lecteur pertinente pour l’oeuvre. Il s’agit d’une donnée structurelle du textes-auteur, pertinente pour le fonctionnement de la génération et non d’un savoir sur le lecteur ou la lecture. Le modèle du lecteur présent dans le textes-auteur n’est pas du type de ceux rencontrés en intelligence artificielle ; le texte-écrit ne contient pas de description du lecteur. On peut ici, en guise de remarque, avancer une proposition sur le style : une partie importante du style d’un auteur informatique sera constituée des éléments qu’il met en place pour traiter au sein du texte-écrit cette rétroaction.

la remarque la plus importante pour notre propos est que la description de cette rétroaction ne met pas en scène les seuls textes-auteur et texte-à-voir mais nécessite la prise en compte de l’ensemble du domaine du texte. Il apparaît donc souhaitable de considérer comme le " texte " l’ensemble du domaine et non plus les seuls objets textuels qui y apparaissent. Or, à y regarder de près, ce texte n’est plus un objet mais, formé d’une fonction et des matières d’oeuvres qui interviennent en entrée et sortie de cette fonction, il apparaît comme un sous-système à part entière. D’où son nom de processus textuel.

 

Le texte et son lecteur

Ai-je lu ce texte ? : les diverses formulations

La question " ai-je lu ce texte ? " sera décrite de plusieurs façons dans le modèle fonctionnel selon le sens retenu par le locuteur pour le mot texte et le point de vue qu’il adopte.

- Dans le point de vue du lecteur, si on retient comme définition du texte celle du texte-à-voir, la question deviendra " l’appréhension du texte-à-voir m’a-t-elle permis de me forger un texte-lu  ? "

Si on retient comme définition du texte celle du domaine textuel, cette question sera en réalité double : " ai-je mis en oeuvre le processus textuel et m’en suis-je forgé un texte-lu ? "

- Dans le point de vue de l’observateur, on essayera d’obtenir une information sur le processus général. Le terme " lu " de la question sera alors synonyme de " appris " en utilisant une acception de la lecture courante dans notre société. Le texte-lu ne sera pas alors la représentation à construire. La question pourra devenir, selon la définition choisie pour le mot texte, " l’appréhension du texte-à-voir m’informe-t-elle sur le textes-auteur ? " ou encore " la mise en oeuvre du processus textuel m’informe-t-elle sur le textes-auteur ?". On sera tenté d’aller jusqu’au texte-écrit et de se demander " comment l’appréhension du texte-à-voir, du processus textuel et du textes-auteur permettent de remonter au texte-écrit "

- La question de la lecture ne pourra, en revanche, pas être posée directement dans le domaine de l’auteur. Néanmoins la nécessaire prise en compte de la rétroaction de la lecture au sein des textes-auteur et texte-écrit nous indique qu’il y existe une question voisine : celle de la lisibilité. Nous la résenterons après avoir donné les réponses aux, ou implications des, formulations précédentes.

Un piège à lecteur :

Examinons la première formulation : " l’appréhension du texte-à-voir m’a-t-elle permis de me forger un texte-lu ? "

Les mécanismes de la lecture des textes-à-voir sur écran ne sont pas les mêmes que ceux des textes-à-voir dans le livre. Rappellons les principales différences entre les deux en nous limitant aux trois types de base mentionnés, les textes-à-voir mixtes utilisant les combinaisons de résultats.

- Pour les textes-à-voir animés : leur principale innovation, mentionnée dès alire2, est l’introduction du temps dans l’écrit, un mixage des type de fonctionnement de la littérature orale et de ceux de la littérature écrite.

" Avec l'animation, le réel et le possible se confondent et rivalisent entre l'apparition fugitive caractéristique de l'oral et la permanence figée de l'écrit. "

Les mécanismes de lecture d’un tel texte sont incompatibles avec ceux d’un texte sur papier, les lectures temporelles des mots qui s’affichent ne donnant pas, bien souvent, les mêmes résultats que la lecture spatiale des éléments de texte présents à l’écran à un instant donné. La relecture joue, dans le création du texte-lu, un rôle tout à fait essentiel . Vouloir réaliser une lecture totale du texte-à-voir, vouloir tout voir, conduit à " tout voir et ne rien lire ". La lecture ne peut passer que par une mutilation intellectuelle consciente et volontaire de l’animation.

Remarquons que cette dualité de lecture (temporelle/spatiale) est une richesse purement traditionnelle en ce sens qu’elle correspond à un accroissement de la polysémie du matériau textuel présenté au lecteur dans le texte-à-voir. alire5 présente un texte " pédagogique " qui fait fonctionner cette polysémie . Un texte s’affiche de bas en haut de l’écran. Lorsqu’on le lit dans l’ordre où les mots s’affichent, on obtient le résultat suivant (la ponctuation n’est ajoutée ici que comme élément de scansion d’une lecture intérieure de ce texte) :

A tous les caprices, l’amour, en grand, ouvre la porte même lorsque la prison reste close. Pour le dire, avant de se plier, le corps s’agenouille

alors que la lecture spatiale du même texte une fois l’affichage achevé, donnera :

La prison reste close, même lorsque la porte ouvre en grand l’amour à tous les caprices. Le corps s’agenouille, avant de se plier pour le dire.

On constate que la simple inversion de l’ordre des mots qui résulte du choix de lecture fait basculer le même matériau textuel d’une connotation optimiste à une connotation pessimiste. Ce procédé est très courant dans les textes animés développés par L.A.I.R.E. où il n’est utilisé que comme élément annexe. L’animation ne s’arrêtant jamais, le lecteur est dans l’impossibilité de passer d’un type de lecture à l’autre au cours d’une même lecture. La polysémie sera donc levée par la lecture. Il s’agit là d’un premier cas, peut-être le plus courant, de " piège à lecteur " .

- Pour les hypertextes et textes générés, les mécanismes de lecture d’un texte statique ne sont pas mis en cause mais la mutilation consciente des potentialités du texte-à-voir existe également. Ces textes donnent un rôle nouveau au travail de réinterprétation continue que fait le lecteur comme le remarque Jean Clément à propos de l’hypertexte.

Dans l’hypertexte le travail de réinterprétation est une réévaluation de l’ensemble des parcours potentiels. La lecture d’un nouveau fragment recompose à chaque fois l’arborescence du récit et entre en résonance avec l’ensemble des fragments déjà lus. 

Ces deux catégories de textes-à-voir ont également comme caractéristique d’interdire la lecture en dehors d’une mise en oeuvre active et consciente du processus textuel. Il sont donc à aborder dans la seconde formulation de la question.

La lecture interdit la lecture :

Cette seconde formulation est une question double et les conditions d’une réponse positive à l’une peuvent être incompatibles avec celles nécessaires à l’autre. C’est même certainement la caractéristique principale de la poésie sur ordinateur et la cause du malaise qu’elle suscite parfois chez le lecteur. Les mécanismes de constitution d’un texte-lu en plein accord avec la sensibilité et l’imagination du lecteur nécessitent une stabilité et une passivité apparente, alors que la mise en oeuvre du processus textuel nécessite une action " dévastatrice " du lecteur par laquelle il brise la chaîne des possibles pour construire un état unique permis. C’est cette unique métamorphose de la lecture qui est pointée dans le texte icône , à la fin duquel le texte-à-voir, de purement animé, devient subitement interactif sans qu’aucun autre signe que la présence discrète du curseur de la souris ne manifeste cette interactivité. On assiste alors souvent à un véritable " réveil " du lecteur qui réagit au bout de quelques temps en semblant sortir de léthargie. Ces deux types de lecture sont incompatibles et pourtant simultanément exigées par l’auteur. Il faut y voir comme une forme nouvelle de polysémie. La mise en oeuvre du processus textuel peut en effet être considérée comme une l’énonciation de la prédominance du vécu sur le su. Comme quelque chose voisin de " par l’action, je détruis les potentialités du texte mais pour construire une nouvelle réalité ". Cette situation peut être frustrante car le lecteur perçoit la destruction et la création qu’il opère. La lecture n’est plus alors un moyen d’acquisition d’un savoir, mais une expérience : une erfahrung constructive (c’est un voeu d’auteur) de l’individu. C’est une situation analogue qui est rencontrée dans la mise en oeuvre des générateurs automatiques ; le lecteur y est confronté à l’éphémère du texte-à-voir et à la permanence du processus de génération.

Ce fonctionnement particulier, dû à la rétroaction de la lecture sur la génération, peut être utilisé comme élément structurel du texte-écrit par l’auteur. On a déjà signalé qu’une partie du style de l’auteur se composait de la façon dont le texte-écrit gérait le processus de génération/lecture. Cette liaison particulière favorise l’émergence de nouvelles formes. Des propositions commencent à voir le jour, dans le poème-à-lecture-unique dont il sera question ci-dessous, comme dans les projets actuels de Jean-Pierre Balpe. On ne saurait plus, dès lors, considérer que la littérature informatique en est encore à ses prémices. L’âge adulte est là, avec ses réalisations.

 

L’observateur face au texte

Indépendance des relations texte/auteur et texte/lecteur :

Le lecteur aborde le texte, avons-nous remarqué, avec un présupposé et une hypothèse de fonctionnement de celui-ci fortement façonnés par les gourous de nos grands logiciels. C’est là une attitude normale du lecteur " qui sait et veut en savoir plus par sa lecture ". Plus exactement, il s’attend à " savoir autrement ", sa lecture devant vérifier par ailleurs ses connaissances antérieures.

Or si on suit les conclusions de la partie précédente, cette volonté ne doit pas être abordée dans le point de vue du lecteur, elle doit l’être dans celui de l’observateur. Le modèle prévoit en effet une inaccessibilité par la lecture aux objets textuels de l’écriture qui sont le textes-auteur et le texte-écrit. Toute velléité du lecteur d’enfreindre cette frontière ne le mène qu’à une opinion. Cela a été confirmé par plusieurs observations. J’en rapporterai deux ici :

- La première concerne le texte de DUTEY.J " Les mots et les images " dont les textes-à-voir sont des parcours dans une arborescence. Le lecteur voyage à travers des concepts en cliquant notamment sur une grille colorée. Or son action sur une des couleurs (associée à des cases de la grille dont une est vide) n’a aucune suite. Bug ou piège à lecteur ? Une lecture attentive fait pencher pour le piège ce que confirme la connaissance du source du programme (élément du textes-auteur). Le lecteur expérimente la réalité de son cheminement dans le monde des concepts : un concept vide n’amène rien. La mise en oeuvre du processus textuel est dans ce cas redondante avec la signification exprimée par ce processus.

- La seconde concerne un compte-rendu de lecture  réalisé par un étudiant à propos de " l’où " . Il est apparu dans ce document que l’animation était retournée prématurément, pour une raison inconnue, au sommaire de la revue lors de la lecture. Ce qui n’a pas empêché l’étudiant d’effectuer une analyse cohérente du fragment. Cet exemple est riche d’enseignements. Il révèle notamment

- qu’un élément non dominé, ni par le lecteur, ni par l’auteur, joue un rôle fondamental lors de la génération : le contexte-de-lecture. Ce terme regroupe les éléments matériels, logiciels (système d’exploitation par exemple) ou contextuels à l’acte de lecture (distraction, perturbation extérieure ...) qui entrent en jeu dans la génération du texte-à-voir sur lequel va agir la lecture du lecteur. Nous avons en effet indiqué que le coeur du textes-auteur comportait des ordres. Ces ordres sont exécutés par la machine au moment de la lecture, et le résultat de cette exécution aboutit ou non jusqu’au lecteur. La machine possède certaines capacités, variables d’une machine à l’autre (et même, pour une même machine, au cours du temps) pour exécuter ces ordres. Son rôle est ainsi analogue à celui d’un orchestre jouant une partition. Avec une différence capitale qui se répercutera dans le travail de l‘auteur ; l’orchestre propose une vision esthétique de l’oeuvre exécutée, il s’agit d’une interprétation. Rien de tel pour la machine ! Une partie des choix procéduraux effectués par l’auteur va alors tenter de maîtriser les conséquences de cette " interprétation " machinale. Non pour l’empêcher, c’est impossible, mais pour qu’elle agisse à son tour comme élément structurel du texte-écrit.

- que la prise en compte du seul texte-à-voir ne permet pas, ici non plus, de découvrir les propriétés du textes-auteur, et encore moins celles du texte-écrit. La critique, ou l’observation, ne peut donc se référer aux seuls événements sur écran. Cette constatation a une répercussion éditoriale dans alire. Lorsque l’opinion sur le textes-auteur qui se dégage d’une lecture par le comité de lecture s’exprime en termes de bugs, j’en informe l’auteur. Celui-ci répond presque toujours en expliquant le point de son projet (texte-écrit) qui rend compte de ce fonctionnement surprenant .

La question du contresens

Les exemples précédents nous amènent à scinder cette question, typique du point de vue de l’observation, en trois questions indépendantes : le texte-lu est-il compatible avec le texte-à-voir proposé à la lecture ? est-il compatible avec le textes-auteur ? est-il permis par le texte-écrit ? Seule une réponse négative à l’ensemble de ces trois questions peut caractériser le contresens. Une réponse partiellement négative pourra être interprétée comme une conséquence du fonctionnement du processus textuel. Je nommerai " polysémie fonctionnelle " cette conséquence caractéristique du processus textuel et étroitement liée au contexte de lecture car, pour l’observateur, elle correspond à une polysémie engendrée entre la réalité du texte-à-voir et la prévision qu’il s’en faisait par l’analyse du textes-auteur. Les exemples précédents ne décrivent pas des contresens soit, pour le premier, parce que le texte-lu est compatible avec le textes-auteur, soit, pour le second, parce qu’il correspond à la résolution par le lecteur d’une polysémie fonctionnelle. En fait les textes procéduraux semblent particulièrement robustes vis à vis des contresens. Une des visées de la démarche de plusieurs auteurs était d’ailleurs l’écriture de textes rendant possibles des " lectures contradictoires sans contresens ".

Et nous avons cru avoir réussi.

Jusqu’à cet article de jean-Paul Fargier dans le journal Le Monde , à ma connaissance seul véritable contresens en la matière à ce jour. Présentant l’exposition Espaces Interactifs Europe, le journaliste commente le poème-à-lecture-unique " passage " de la façon suivante :

Philippe BOOTZ, poète sur ordinateur, suggère lui-aussi à l’utilisateur de son programme, passage, de mêler ses mots aux siens.[...] Mais on a du mal à s’intercaler et, de toute façon, vos inscriptions s’effacent au fur et à mesure des nouveaux arrivants.

L’observation, ou la lecture, réalisée par Fargier est tout simplement impossible dans passage. Le textes-auteur ne permet pas au lecteur d’entrer " ses inscriptions " dans le texte-à-voir. Si on peut concevoir que le contexte-de-lecture revient à une interprétation des ordres du textes-auteur, on conçoit mal comment celui-ci pourrait compléter ces ordres d’une façon aussi complexe qu’elle permette l’introduction d’un matériau nouveau par le lecteur lorsque cela n’est pas prévu. On conçoit que le journaliste ait eu " du mal à s’intercaler "! Il est en revanche passé à côté du fonctionnement de passage qui est un dialogue différé dans le temps entre le lecteur et le texte .

Cet article de Fargier est également l’expression d’un fantasme de lecteur relativement courant qui consiste à demander à l’auteur de pouvoir modifier par ajouts le texte et se substituer à lui dans la création de certaines parties du textes-auteur. C’est réalisable simplement si on laisse au lecteur la possibilité de n’intervenir que sur les données du textes-auteur, par exemple les éléments d’un dictionnaire, car elles sont interchangeables. Cette possibilité a été assez peu utilisée par les auteurs , mais les projets comme passage peuvent être considérés comme des propositions d’auteur répondant à cette demande. Il est également envisageable, techniquement, et à condition d’utiliser un langage interprété, de donner au lecteur, ou à une tierce personne, la possibilité d’intervenir sur les ordres du textes-auteur. Mais le lecteur restera sans doute un lecteur et ne sera que coauteur de ce qui lui est accessible. En effet, la réalisation de tels projets suppose que le texte-écrit par l’auteur soit lui-même un générateur de textes-écrits peu à peu réalisés en textes-auteur au fur et à mesure des lectures. C’est d’ailleurs sous cette forme qu’apparaîtront peut-être les projets en cours, comme " l’oeuvre verrouillée ".

La lisibilité, gestion de la polysémie fonctionnelle.

La prise en compte par l’auteur de l’existence de cette polysémie fonctionnelle va se traduire par un second versant caractéristique du " style " du texte, à savoir les moyens utilisés pour assurer la lisibilité de ce texte. Cette lisibilité est à appréhender dans son aspect synchronique (comment concevoir et gérer la lisibilité d’un texte à un moment donné dans des environnements différents) et diachronique (comment évolue cette lisibilité au cours du temps). L’auteur peut, au moment de la création du textes-auteur, gérer dans certaines mesures l’aspect synchronique de la question. Il lui est en revanche impossible d’être devin et de gérer l’aspect diachronique. Or l’éditeur doit, lui, gérer cet aspect. Un texte éditable n’est en effet pas une performance et doit présenter, sinon une stabilité, du moins une lisibilité à long terme.

La première question abordée dans alire, et ce dès le débat dans alire3 entre Tibor PAPP et moi  portant sur le rôle du contexte de lecture, concerna en réalité la définition de la lisibilité. Celle-ci dépend des poids relatifs accordés au texte-à-voir et au processus textuel. L’auteur peut désirer gérer tous les aspects du texte-à-voir. Dans ce cas les textes-à-voir proposés à la lecture sont autant d’énonciations du texte-écrit. J’appellerai " mimétiques " ces types de projets qui se rapprochent, dans leur esprit, des textes vidéos ou sonores ; de projets dans lesquels la machine n’a pas le rôle d’interprétation stupide mentionnée plus haut. Le problème semble d’ailleurs se poser essentiellement pour des textes-à-voir animés et peu pour les autres formes possibles. Dans ce cas un texte sera déclaré lisible s’il se comporte chez le lecteur comme sur la machine de l’auteur. C’est du moins la solution retenue par Tibor et c’est pourquoi les numéros suivants de alire portent la mention des types de machines sur lesquels ils ont été créés. Cette position, que j’appellerai mimétique par la suite, pose un certain nombre de problèmes. Avant de les passer en revue, examinons l’autre proposition (procédurale) qui tient compte de l’existence du processus textuel et de l’influence sur la lecture du contexte-de-lecture. Cette proposition est le pendant, dans le domaine de l’auteur, de la double question liée à la lecture dans celui du lecteur. Autrement dit, un texte sera considéré comme lisible s’il remplit les deux conditions suivantes :

- les textes-à-voir générés permettent de se forger un texte-lu non contradictoire avec le texte-écrit

- la mise en oeuvre du processus textuel est possible quelques soient les caractéristiques de la machine du lecteur sur toute machine apte à exécuter le processus textuel prévu par le texte-écrit.

Comme pour la lecture, ces deux conditions sont, dans une certaine mesure, incompatibles, et la lisibilité procédurale demande de construire un textes-auteur dans lequel un équilibre s’instaure entre les deux critères. Cela n’a rien de trivial et joue sur la structure profonde des ordres retenue dans le textes-auteur. C’est pourquoi je considère la solution retenue comme une partie intégrante du style de l’auteur .

Le lecteur lit.

Examinons les implications de chaque proposition et les conditions de leur réalisation. Aucune ne me semble fausse ou erronée, elles demandent néanmoins des accès différents aux textes et reposent sur des postulats idéologiques différents.

La position mimétique fonctionne pleinement en présentation publique. L’auteur peut alors s’assurer que le matériel sur lequel tourne le texte est identique (drivers et softs divers compris) à celui sur lequel il a été créé. Cette solution est la plus à même de rendre toutes les subtiles nuances rythmiques ou chorégraphiques que comportent tout texte animé, indépendamment du point de vue sur la lisibilité adopté par l’auteur. Il est bien évident que la mise en oeuvre du processus textuel sur la machine de l’auteur donne toujours un texte-à-voir totalement lisible et, de plus, fidèle, question abordée ci-dessous. C’est la solution systématiquement adoptée par tous les auteurs de L.AI.R.E., quelle que soit leur position à ce sujet, lors des manifestations publiques. Et ce afin que " l’opinion " que le lecteur se forge soit faite à partir du même matériau et dans les mêmes conditions que celle que s’est faite l’auteur, premier lecteur de son texte. En exposition publique, l’auteur et les lecteurs forment une population homogène, une communauté. Tous les lecteurs jouent le même rôle devant le texte ; ils sont interchangeables. C’est pourquoi des projets comme le poème-à-lecture-unique qui différencie et individualise chaque lecteur dans sa lecture est incompatible avec une présentation publique.

La position mimétique pose en revanche des problèmes quasi insurmontables dès qu’on la considère dans un cadre de diffusion privée, qui est typiquement celui de la revue. L’auteur, dans ce cas, ne peut intervenir ni sur la machine, ni sur le contexte de lecture en général. Peut-il supposer un seul instant que le lecteur ne lira pas si son matériel n’entre pas dans le cadre mentionné ? Le lecteur lira et tant qu’il ne rencontre pas de blocage manifeste, il ne peut, nous l’avons vu, nullement se rendre compte si le texte-à-voir est ou non semblable à celui qui se produirait dans la même situation sur la machine de l’auteur. Cette position ne me semble pas pragmatique.

Le non dit dans les textes-auteur.

Une première solution consiste, en cas de constatation par un observateur d’une non-lisibilité, à imputer le textes-auteur. Autrement dit, à considérer, et c’est la solution la plus commune, que si le texte présente un problème de lisibilité mimétique, c’est parce que le logiciel de mise en oeuvre du processus textuel est mal conçu. Cette solution ne me semble ni pertinente (elle ne permet pas d’aller de l ’avant) ni juste. En effet, un logiciel écrit dans un langage donné peut être parfaitement correct sans pour autant gérer tous les aspects du traitement par la machine. On ne va en effet pas réécrire le système d’exploitation et tous les drivers avec chaque texte ! Le fonctionnement constaté ne provient donc pas d’erreurs de programmation mais de non-dit flagrants du textes-auteur. Mais après tout, ce textes-auteur jouant le rôle du texte écrit par un auteur non informatique, comment pourrait-on concevoir qu’on puisse se passer de non-dit ? C’est de plus un fonctionnement normal de l’informatique. Deux exemples permettront de s’en convaincre.

Le premier est pris dans le domaine technique. Pour piloter un processus technique, on utilise bien souvent un automate, qui est l’association d’une machine et d’un programme. La récupération du programme seul peut conduire à des catastrophes. L’exemple d’Ariane 5 est malheureusement là pour nous le rappeler.

Le deuxième est la constatation, maintes fois répétée, que la durée d’exécution d’un ordre dépend de la machine et de l’environnement logiciel dans lequel cet ordre est exécuté. Une même action élémentaire, réalisée par exemple par un programme conçu sous dos, prend plus de temps lorsque ce programme est appelé depuis windows. Si, comme dans le cas du Salon de Lecture Electronique, hypertexte de consultation de l’ensemble des numéros PC de la revue, une couche logicielle supplémentaire s’intercale entre ce programme et le système d’exploitation, cette durée sera encore allongée. Ces dilatations du temps, caractéristiques du contexte de lecture, peuvent tripler la durée d’une action élémentaire sur une machine donnée. Or, typiquement, ni l’auteur ni le réalisateur ne mentionnent la durée optimale de chaque acte élémentaire qu’il manipule. Et même s’ils le faisaient, la gestion des différences avec la machine du lecteur serait certainement impossible. De même, lorsqu’on travaille sur la couleur, on ne précise pas comment doit être réglée la luminosité du moniteur. Et, dans un système comme windows, il faudrait également gérer la possibilité qu’a le lecteur de ne pas lire le texte dans la résolution et le nombre de couleurs avec lesquels le réalisateur a travaillé.

On conçoit mal de livrer au lecteur un cahier des charges de plusieurs pages pour lui indiquer si, oui ou non, les réalisations qu’il obtiendra sur son écran sont conformes à celles qui seraient obtenues chez l’auteur.

L’approche fonctionnelle de la lisibilité semble être celle des moindres contraintes. Dans cette approche, le réalisateur s’arrangera pour que tout texte-à-voir garde les marques d’une lisibilité " classique " comme dans les textes mimétiques. Il faudra pour cela que le texte-à-voir s’inscrive de façon cohérente dans l’ensemble des processus informatiques en cours : qu’il " s’ouvre " normalement par appel à partir d’un sommaire et qu’il rende normalement la main en fin d’exécution. Il doit ainsi garder les apparences d’un début et d’une fin, bien qu’on sache depuis longtemps que dans un texte-à-voir animé, la phrase n’est que " l’état métastable d’une information, la signature d’un processus en cours même de réalisation " et que, de ce fait, la séquence possible des phrases n’a ni début ni fin . Il faudra également que les durées globales des diverses séquences soient gérées, ainsi que les durées des sous-séquences et les synchronismes fondamentaux dans le texte-écrit. Enfin il faudra s’assurer que les phases interactives puissent s’accomplir correctement. Cela peut conduire à modifier, pour un même projet, le nombre d’objets et la complexité des textes-à-voir générés en fonction de ce que le logiciel aura appris de la machine du lecteur par des tests. Cela peut également conduire à une désynchronisation ou une sursynchronisation d’événements à certains moments du texte-à-voir. Tous ses comportements, paramétrés dans une certaine mesure par l’auteur, conduiront à une modification de la polysémie dans les textes-à-voir réalisés chez le lecteur sans pour autant que celle-ci soit une diminution des richesses de ce texte. Si le nombre d’éléments diminue, dans un contexte de lecture plus lent que sur la machine du réalisateur, cela favorisera la naissance d’associations entre les éléments présents. De même si ces événements se désynchronisent, alors de nouvelles simultanéités surgiront, ce qui modifiera la polysémie du texte-à-voir. Si, au contraire, le contexte de lecture est plus rapide que sur la machine de l’auteur, il favorisera l’aspect rythmique des séquences en gardant éventuellement la même polysémie que sur la machine du réalisateur.

On voit ainsi que le réalisateur ne peut assurer une lisibilité qu’en réduisant les constantes, même implicites, du textes-auteur au profit de variables calculées en fonction du contexte de lecture, et en subordonnant la gestion du détail au profit d’une gestion globale des séquences. Tout cela diminue la certitude et la connaissance qu’il peut avoir a priori sur un texte-à-voir réalisé chez le lecteur. Toute augmentation de lisibilité s’accompagne d’une dispersion de comportement du textes-auteur lors de la génération, et la fidélité du texte-à-voir obtenu chez le lecteur diminue en ce sens que le résultat obtenu peut être relativement éloigné, notamment dans les caractéristiques esthétiques, de celui obtenu par le réalisateur sur sa machine. Il appartient à l’auteur de tenir compte de ces éléments dans le texte-écrit.

Un texte ne peut être à la fois fidèle et lisible.

la solution fonctionnelle précédente au problème de la lisibilité des textes s’est également posée en termes diachroniques dans alire. En termes théoriques tout d’abord puisque Tibor Papp, dans le texte de alire3, suppose que la position mimétique s’imposera le jour où l’informatique se figera dans un état de fonctionnement stable et définitif. On peut douter d’un tel avenir radieux. Mais quand bien même arriverait-il, dans quelques générations, on se retrouverait avec un textes-auteur fossile qui, du fait des non-dits qu’il présente, ne pourrait être traduit en un autre textes-auteur produisant des résultats identiques à ceux obtenus sur la machine de l’auteur ou du réalisateur initial.

On a également observé une lente dérive de la lisibilité des premiers textes qui étaient tous construits avec une gestion mimétique de la lisibilité, c’est à dire en utilisant peu de paramètres liés au contexte de lecture. L’augmentation de la rapidité des machines a, dans un premier temps, constitué un gain de lisibilité. Devenant plus rapides, les animations gardaient une vitesse acceptable pour se forger un texte-lu et, en même temps, leur rythme était mieux perçu. Dans un second temps, la vitesse ne permettait plus de se forger un texte-lu. En 1994, la quasi totalité des textes PC des premiers numéros de la revue était ainsi devenue illisible. L.A.I.R.E. a alors accepté une réécriture de l’ensemble de ces textes. J’ai inclus dans tous les textes des procédures gérant les temporisations et les ordres d’écriture sur écran afin de satisfaire aux critères de lisibilité fonctionnelle énoncés ci-dessus . Tous les textes PC d’alire, même ceux écrits sur un 8086, sont maintenant lisibles sur tous les compatibles PC connus, du dinosaure au pentium le plus récent. Le maintien d’une lisibilité proche de (mais non parfaitement identique à) celle souhaitée par l’auteur n’a pu se faire qu’en modifiant le textes-auteur, autrement dit en retouchant au travail de l’auteur/réalisateur. On assiste ainsi à ce paradoxe que, pour que le résultat vu par le lecteur soit, dans la mesure du possible, conforme au projet abstrait de l’auteur (le texte-écrit), il a fallu être infidèle à la description physique de ce projet et modifier de façon substantielle le textes-auteur. C’est pourquoi je considère que le travail réel d’écriture se limite au texte-écrit (projet) et, énoncé sous forme paradoxale, qu’ " un texte procédural n’est jamais écrit ", c’est à dire que la description matérielle qu’il revêt pour la machine n’est jamais achevée, alors que, classiquement, c’est bien la matérialité d’un projet qui constitue l’oeuvre et non sa description abstraite.

Je voudrais, pour conclure ce rapide tour, dans le modèle fonctionnel, des propriétés des textes procéduraux, évoquer une remarque de Pedro Barbosa , concernant l’aspect procédural proprement dit. Certains textes, comme la version définitive de syntext (ou des générateurs de Jean-Pierre Balpe ou Bernard Magné), permettent de garder des traces des textes-à-voir générés par le processus textuel. Ces traces permettent une relecture/réécriture en dehors de ce processus, traces dont ne tient pas compte le modèle fonctionnel.

Je considère que cette possibilité des générateurs de la deuxième phase, ceux réalisés notamment par l’ALAMO (les travaux précurseurs des années antérieures constituant la première phase), font partie des étapes de transition vers la prise en compte réelle des caractéristiques procédurales de la littérature informatique . La situation est légèrement différente en ce qui concerne Syntext. La version dite " de démonstration " présente dans alire8 me semble procédurale. C’est une oeuvre de littérature informatique. Alors que la version dite " de travail " se présente plutôt comme un outil d’aide à l ’écriture. Le modèle fonctionnel inclut alors ce même logiciel dans la catégorie du langage et non plus dans une catégorie textuelle. Le statut texte/non texte d’un processus dépendrait ainsi du but de sa mise en oeuvre et ne serait pas une propriété intrinsèque à ce processus. Nous voilà, par une sorte de mouvement en spiral, revenu en un point voisin de celui dont nous sommes parti ; est texte ce qui est destiné à être lu.

Ai-je lu ce texte ?

Ph. BOOTZ, septembre 1996.