Propos d’à propos :

Tout récemment encore, certains se demandaient si les textes que nous vous proposons dans alire relèvent bien de la littérature. Leur réticence venait peut-être de l'utilisation de l'ordinateur lors de la lecture, et de ce que l'ordinateur se présente rarement comme une interface entre le lecteur et un texte, un moyen de reproduction en somme, un médium donnant accès au texte comme peut le faire un disque ou une bande vidéo mais bien plutôt comme un outil sans lequel la lecture est impossible. Or un outil travaille, modifie, façonne l'objet sur lequel il s'applique. L'utilisation d'un outil par le lecteur est certainement l'innovation la plus importante amenée par la littérature sur ordinateur. Ses implications dépassent certainement largement les techniques que nos mentalités découvrent aujourd'hui et notamment le multimédia ou la " textualité virtuelle ".

Or l'existence de cet outil amène de fait à reposer des questions que l'on croyait résolues : qu'est-ce que le texte, qu’est-ce qu’écrire, qu’est-ce que lire. Et si ces questions ne sont pas de l'ordre du littéraire, alors de quel ordre sont-elles ?

Bien plus encore, si on considère que la fonction permanente de la poésie, à travers la simple prise en compte phénoménologique de tous les mouvements en isme de ce siècle, a consisté à interroger le fonctionnement de la langue et son utilisation individuelle ou collective, que la poésie s'est constituée comme une " philosophie de la langue " au sein de la littérature, en a formé une espèce de branche commando (même si son expression peut emprunter de ci de là les voies du roman ou du théâtre), alors nul doute que les questions posées par la littérature sur ordinateur sont du domaine poétique, indépendamment ici encore d'une technicité immanente à tel ou tel texte.

Diverses rencontres ont suscité un commencement de débat autour de ces notions. Aussi je crois normal de les poser à brûle pourpoint dans alire. La logique voudrait que la première question posée soit celle du texte. Mais mon engouement pour les aspects idéologiques occultes me font poser la dernière comme première, en termes d'ailleurs engagés que nul n'est tenu de suivre.

Rappel des épisodes précédents :

Différentes analyses de textes récents m'ont amené à considérer que l'aspect " outil de lecture " de l'ordinateur est pris en compte lors de l'écriture, donnant naissance à ce qu'on pourrait nommer la gestion d'une " fonction lecture " par l'auteur. C'est à dire que l'auteur insère dans son " texte " (texte-écrit) des modalités de lecture. Ce texte-écrit contient implicitement ou non une description de ses lecteurs. L'Ecrit se présente ainsi, lors de sa création même, comme ne pouvant qu’être Lu et repose, consciemment ou non, sur un schéma du " lecteur idéal ". Ce schéma, mis en place par l'auteur. est plus à considérer comme un outil supplémentaire de l'écriture que comme une fourche caudine de la lecture même si son existence peut bloquer un lecteur. L'écriture pour tous ?

Le phénomène n'est pas nouveau. Il est présent dans certains textes de facture classique qui fonctionnent sur la lecture de l'érudit. Tachons d'en interroger certains aspects en respectant une zoologie simple des textes sur ordinateur.

Point de vue :

Les hypertextes fonctionnant sous windows supposent plutôt un lecteur encyclopédique, effectuant un chemin dans une structure et tenant à tout pris à garder trace de ce chemin, possédant même ses signets de petit poucet, son " carnet " de note afin d'apporter ses remarques et annotations en marge du texte. Le lecteur visé possède ainsi deux caractéristiques : il s'informe sur le texte et l'utilise comme prototexte de sa lecture, celle-ci étant censée générer des discours seconds et, peut-être, démonter les mécanismes constituant la structure hypertextuelle elle-même. Ce lecteur qui s'informe ne peut qu'être " au dessus de la lecture ", c'est à dire que celle-ci ne l'engage pas nécessairement dans un cheminement irréversible avec le texte. L'historique de la lecture et la possibilité de mémoriser un état de lecture à chaque instant annihilent toute irréversibilité. L'hypertexte devient le texte qu'on peut infiniment et indéfiniment parcourir comme les allées de son jardin. Cet infini (dans le temps) est donc appréhendé dans la finitude de sa structure (clôture de l'espace).

Les générateurs de facture classique ont surtout questionné la fonction auteur et peut-être moins celle de lecteur. Ils n'en présentent pas moins des caractéristiques qui influent sur l'attitude du lecteur. Ainsi de l'évidence affichée du procédé. Jean-Pierre Balpe n'hésite pas à mettre en exergue l'existence des phases de génération, phases sans signification pour un lecteur non au fait des techniques de génération. L'autre fait marquant est la répétabilité du générateur qui génère des textes-à-voir différents mais tous construits sur une même structure génératrice et donc équivalents. La question est donc : sont-ils interchangeables ? Autrement dit y a-t-il lecture des textes générés ou uniquement d'un mécanisme de langue en action ? Les textes générés sont-ils donc vains ? La réponse à ces questions n'appartient qu'au lecteur mais qu'elle qu’elle soit, ces générateurs indiquent très clairement au lecteur " qu'il lit " en laissant toute la place linguistique au texte et non à cette information. Elles l'informent également qu'il lit une matière en transformation, reléguant au second plan (sans nécessairement l'effacer) une approche romantique ou surréaliste des textes-à-voir générés. Cette façon de procéder n'annule pas le côté singulier, unique du texte, elle le reporte simplement dans un autre plan, celui du générateur lui-même, qui est du domaine privé de l'auteur et se trouve moins accessible à la lecture. Le texte-à-voir ne se présente plus comme la statue sur son socle de papier qui agrémente tant le jardin par sa présence quasi intemporelle mais plutôt comme le coquelicot qui ne vous suit pas dans vos saisons mais qu'on retrouve frais et nouveau à chaque regard. En un mot le texte-à-voir généré gagne en vie et surprise ce qu'il perd en parole et vérité. C'est, pris sous cet angle, l'exact pendant côté lecteur de la performance.

Les poèmes animés non interactifs ont un statut plus ambigu. Si on considère que l'ordinateur n'est qu'un moyen commode, simple et puissant pour créer et restituer une oeuvre, un média d'une autre nature que le papier mais semblable à lui dans sa fonction de media, alors la gestion du lecteur n'est plus liée à cet outil. Elle n'en est pas moins présente par l'intrusion d'une temporalité quasi orale au sein de l'écrit (ce n'est certes pas un hasard si la plupart des auteurs de textes animés réalisent également des textes sonores). Cette temporalité intervient au niveau de la construction du sens lors de la lecture et fait jouer un rôle essentiel à la mémoire. La lecture se construit sur une troncature d'un matériau linguistique " qui passe " (rapidement parfois) d'une manière analogue à ce qui se passe au cinéma. C'est donc un lecteur qui construit malgré un matériau détérioré, que supposent ces textes, un lecteur qui accepte une perte d'information, pour lequel celle-ci (quelle que soit sa nature, par exemple narrative) n'est pas la raison d’être du texte-à-voir.

Et si on considère que la nature actuelle de profonde mutation permanente, sans équivalent dans l'évolution des autres outils techniques de notre temps, est une des causes du choix de cet outil de création par l'auteur, alors c'est que cet auteur accepte les modifications apportées par l'ordinateur à la lisibilité, au rythme (et donc à des éléments fondamentaux d'un texte animé) comme éléments constitutifs des textes-à-voir. Il est alors loisible de parler de " génération " du texte à voir lors de la lecture, même si cette génération n'est pas calculée. Une telle attitude correspond à l'acceptation de la modification, voire de la dénaturation, lors de la lecture, de l'information portée par le projet de l'auteur. C'est donc à un lecteur ne cherchant pas essentiellement une telle information que s'adresse ce type de texte.

Les premiers textes interactifs publiés dans alire (2 à 6) confirment cette direction. Aucun ne contient de mode d'emploi ou d'aide contextuelle. Pas la plus petite ligne, ce qui en pratique n'a aucune conséquence sur la lecture. Ces textes en effet ne fonctionnent que selon une hiérarchie des actions bien déterminée et simple que le lecteur ne peut que trouver après un certain tâtonnement. Le plus difficile en est parfois de sortir, c'est à dire que le blocage que pourrait entraîner un manque d'information n'intervient qu'au moment de rompre la lecture. La principale fonction de cette interactivité est de positionner le lecteur dans une attitude d'acteur de sa propre lecture, de constructeur d'un texte différent de celui propos‚ à sa lecture. La lecture est une performance, un acte de prise de possession d'un objet.

L'aspect ludique qui peut apparaître lors de la lecture n'est qu'un leurre dans le point de vue de l'auteur car cette interactivité n'est pas génératrice, elle actionne tout an plus une structure de choix de parcours dans un espace hypertextuel relativement étroit et prédéfini.

Le poème à lecture unique va plus loin dans cette direction car, pour lors, l'interactivité y est génératrice, ce qui confère à ces textes le caractère spatial (au sens d'un espace des états) de l'hypertexte et aux textes-à-voir produits le caractère équivalent des textes générés. La différence essentielle est que la structure en est parfaitement opaque au lecteur et que les actions sont irréversibles, un lien donné ne pouvant être actionné deux fois, même après sortie du texte, et tous les liens possibles n'étant pas forcément proposés à un lecteur donné. Le lecteur se construit ainsi un objet de compromis entre une écriture (de l'auteur) et une lecture (du lecteur), selon une " histoire " irréversible transformant la lecture en quelque chose d'un dialogue en temps différé. C'est ici le texte (-à-voir) pour chacun qui est visé.

On le voit, de l'hypertexte paradoxal qui nie par son environnement la non information de sa structure, au générateur qui place le lecteur face à un infini irréversiblement en situation d'effacement, il semble que la gestion du lecteur tourne autour de deux axes : information ou pas et irréversibilité ou non de l'acte de lecture vis à vis des lectures suivantes, voire même de la lecture en cours.

Les orientations adoptées placent le lecteur seul devant le texte qu'il appréhende et semblent correspondent à une vision individualiste de la société. Cela a incité certains à poser la question du partage entre les divers lecteurs. Une communauté des lecteurs peut-elle se constituer autour de ces textes ? Deux lecteurs différents peuvent-ils partager leur expérience et leur vision d'un texte ? Mais après tout ces questions ne constituent-elles pas tout le drame de l'éducation ou de la rencontre ? Tout parent et tout enseignant sait bien qu'une expérience vécue ne se transmet pas, que seule peut se transmettre une connaissance associée à cette expérience. Et la lecture est une expérience vécue.

Ph. BOOTZ, octobre 1994