conférence ailf (19/11/96)

La gestion de la lecture dans un texte animé

limites du propos :

- textes animés sur écran (interactifs ou non)

- texte-à-voir généré en temps réel par programmation.

- poésie intime destinée à un cadre privé

 

présentation rapide du modèle fonctionnel

présentation du schéma fonctionnel de niveau 1 et du vocabulaire utilisé :

 

cette description s’attache aux fonctions en oeuvre dans la chaîne de communication entre l’auteur et le lecteur et non aux matériaux et techniques à utiliser pour les réaliser.

principales remarques :

- plusieurs objets peuvent jouer le rôle du " texte " classique :

- le textes-auteur qui est l’objet réellement écrit par l’auteur (programme, données)

- le texte-à-voir : l’objet proposé au lecteur (sur son écran)

- le texte-lu : la représentation mentale que se fait le lecteur

- existence d’un sous-système (processus textuel) en plus des objets textuels :

 

- indépendance entre les objets textuels écrits et ceux lus : le lecteur n’a pas accès au projet de l’auteur et celui-ci doit gérer le processus de lecture en plus des formes traditionnelles du texte-à-voir.

fonctionnement de la lecture :

a) texte animé non interactif :

- la phrase n’est jamais achevée et jamais commencée mais en perpétuelle métamorphose. Elle est l’état métastable d’une information elle-même mouvante. Le texte n’a ni début ni fin, le potentiel et le réalisé cohabitent

[ex : à bribes abattues]

 

- polysémie et ambiguïté entre mode de lecture temporel et mode spatial :

la levée de ambiguïté sémantique se fait par un choix (inconscient et involontaires en général)

[ex : proposition]

- conséquences :

- la lecture interdit la lecture (levée de ambiguïté par le lecteur) - le texte ne peut être lu que s’il est relu

- le texte-lu remplace le texte-à-voir dans la construction du texte-lu suivant (n’est virtuel que ce qui est réalisé par l’esprit [plus rapide que le déroulement de l’animation], non ce qui serait réalisable par une machine à réaliser).

 

b) texte animé interactif :

- présentation de passage : un " poème-à-lecture-unique " organisé en 3 phases qui se déroulent sur plusieurs lectures irréversibles :

- une 1° phase constituée de textes multimédias qui mettent en place l’aspect narratif du texte et miment notamment le comportement de la phase suivante. Au cours de cette phase le lecteur a le choix entre la relecture du texte en cours, la lecture du prologue ou la lecture suivante.

- une 2° phase interactive dans laquelle le lecteur n’a le choix qu’entre lecture suivante et lecture du prologue (la relecture d’un texte interactif n’a pas de sens). Cette phase est constituée d’un hypertexte dans lequel chaque noeud peut n’être activé qu’une seule fois. Elle correspond à une entrée d’information par le lecteur en vue de l’élaboration de la phase suivante.

- une troisième phase constituée d’un générateur automatique de texte animé qui ne génère qu’un seul texte : la réponse à l’état de demande qui ressort de l’interactivité de la phase précédente. Le projet global apparaît comme une " plante " qui s’est peu à peu adaptée au lecteur dans un dialogue. Le texte animé final possède une histoire pour qui l’a généré à l’exclusion de tout autre lecteur.

 

[ex : fonctionnement des liens et morphologie des unités dans la 2° phase]

- polysémie fonctionnelle : incompatibilité entre les modes de lecture spatio/temporel (concentration passive) de tout texte animé et l’action nécessaire à l’interactivité. En général on demande l’un puis l’autre, non les deux en même temps. Dans passage les deux états du lecteur sont simultanément exigés ; le lecteur est tenu d’agir pour ne pas bloquer le texte sur " le texte-à-voir préféré de l’auteur ". La liberté d’action devient une contrainte pour le lecteur, il est tenu de réaliser une " mutilation constructive " du texte-à-voir pour aller au-delà [l’incompatibilité s’amenuise si le lecteur accepte de limiter le temps de lecture à la phase d’anticipation sans aller jusqu’à celle de vérification. Il ménage alors la cohérence sémantique du texte-lu même s’il lui manque des matériaux susceptibles d’orienter autrement le sens de ce texte-lu. Le texte-lu se construit sur une brisure du texte-à-voir et la cohérence globale est préservée en remplaçant le texte-à-voir non lu par un texte-lu pressenti [d’un texte-à-voir virtuel]]. " La lecture interdit la lecture " est ici la priorité de la mise en oeuvre du processus textuel au détriment de la saisie d’une information par le lecteur. La relecture conçue comme une succession de mises en oeuvre du processus textuel assure la cohérence du texte-lu final par le rôle important qu’elle fait jouer à la mémoire : la lecture devient une " expérience " (erfahrung)

 

c) conclusion : 1° travail de l’auteur = gérer le processus de lecture

Evolution de la lisibilité des textes au cours du temps

a) évolution de la lisibilité des textes des 6 premiers n°s d’alire

- évolution de la lisibilité des textes animés classiques au cours de l’évolution des machines :

- 1° temps : accroissement rythmique sans perte de lisibilité

- 2° temps : perte de lisibilité (animation trop rapide pour être lue)

- un exemple curieux : le mange-texte de Jean-Marie Dutey : l’oeuvre a changé de statut sans paraître illisible.

 

conclusion : l’auteur doit gérer la lisibilité

conditions de cette lisibilité (résultat d’analyse de réactions de lecteurs) :

- vitesse de l’animation compatible avec une lecture (dépend du lecteur)

- incipit et retour au sommaire apparemment corrects

- phases interactives réalisables

 

b) modification du déroulement de passage à Bercy : il a fallu reprogrammer différemment des portions différentes du projet pour assurer la fidélité de l’exécution de passage sur des machines identiques sur le papier.

c) cause et remède

cause : - l’exécution dépend de la machine (hard et soft) : elle est liée au contexte de lecture

- pb principal : la dispersion des durées des ordres élémentaires sur les différentes machines. L’auteur ne mentionne pas la durée optimale (équivalent à non-dit) et de toute façon ne peut pas influer sur celle réalisée chez le lecteur. Ainsi ce non-dit perturbe, non le texte-phrases qu’on pourrait extraire du texte-à-voir, mais le fonctionnement du processus textuel.

conséquence : générateur adaptatif : On considère le texte-à-voir animé comme un ensemble de processus virtuels et le générateur comme l’ordonnanceur de ces processus, chargé notamment de gérer les incompatibilités en attribuant des priorités et des états à ces processus. Les textes réalisés avec ce générateur n’auront pas de comportement prévisible ; le texte-à-voir généré ne sera pas connu de l’auteur, même pour un texte non interactif.

l’écriture est la gestion des brisures d’un projet

nouvelle possibilité : écrire des textes qui généreront des textes-à-voir différents sur des générations de machines inconnues. La brisure constituée par l’écriture est le pendant de celle réalisée lors de la lecture et, comme elle, est essentiellement constructive. L’auteur se voit contraint de calculer les réalisations du générateur en fonction du contexte de lecture, il ne peut donc prévoir le détail des synchronisations, effets et polysémies qui se manifesteront lors de la lecture, mais cela lui assure une lisibilité et une cohérence certaine sur toute machine compatible. Le texte gagne en lisibilité ce qu’il perd en fidélité et cet état est susceptible de permettre la réalisation de textes " qui ne vieillissent pas techniquement " mais se métamorphosent constamment, dont le statut même, à l’exemple du mange-texte, est susceptible d’évoluer avec les performances de la machine, des textes donc " que nul ne peut affirmer avoir lu ".

Implications éditoriales

les mises à jour

-utilisation des licences pour assurer la permanence de la lisibilité lorsque des réécritures sont nécessaires.

 

captures-écran exemples :

- A bribes abattues, Ph. BOOTZ, 1990, paru dans KAOS n°1, mis à jour dans alire9

Dans cet exemple les phrases des captures successives mises les unes à la suite des autres semblent former les strophes d’un poème alors que cet effet n’apparaît pas lors de l’animation où elles semblent s’exclure mutuellement et non se compléter. Elles y apparaissent comme des potentialités suggérées d’un poème jamais totalement énoncé. L’unicité spatiale annule dans l’animation la séquentialité temporelle des phrases.

Avec les possibilités de choix offertes dans cette oeuvre, le texte-phrases (constitué de la succession des phrases du texte-à-voir) n’a ni début ni fin véritables, il n’est pas " nécessaire parce qu’écrit ", ce qui explique que la brisure qui sera demandée au lecteur dans les oeuvres suivants n’a pas, pour l’auteur, de caractère de sacrilège et ne constitue pas non plus un refus du dire.

 

 

 

 

- proposition : Ph. BOOTZ, 1991, paru dans alire5

Dans ce texte, les lignes s’écrivent de gauche à droite en commençant par le bas de l’écran. Il s’agit donc d’un texte rétrograde. On a ici polysémie et ambiguïté entre le sens issu d’une lecture temporelle du texte-phrase dans laquelle les éléments sont lus au fur et à mesure de leur apparition, et celui issu d’une lecture spatiale où les éléments sont lus en fonction des règles traditionnelles de lecture sur la page. Dans la plupart des textes animés, des effets similaires existent et le lecteur est constamment amené à privilégier l’une des deux lectures, celles-ci étant incompatibles. La lecture spatiale notamment nécessite l’analyse globale de l’écran qui, l’animation ne s’arrêtant jamais en général, ne peut se faire qu’en mémoire, avec toutes les déformations que cela engendre, tout en laissant " passer " l’animation et en ratant par conséquents des éléments suivants. S’il essaye de tout appréhender pour ne rien perdre du texte, le lecteur se trouve souvent au final " avoir tout vu et n’avoir rien lu ". Pour lire et se forger un sens, il est donc dans l’obligation de n’appréhender que des bribes du texte, opération qui va fortement conditionner le sens qu’il retirera puisque le poids et les interactions entre les éléments constitutifs du texte-à-voir qu’il lira seront fortement déterminés par cette troncature : la lecture interdit la lecture. Lorsque les textes ne sont qu’animés et non irréversibles ou interactifs, la relecture peut, dans une large mesure, compenser cette frustration initiale. Lorsque cette relecture n’est pas possible, cette action du lecteur influe autant que les opérations textuelles réalisées par l’auteur sur le texte-lu que se forgera le lecteur.

résultat (optimiste) de la lecture temporelle (la ponctuation est ajoutée pour transcrire les intonations d’une lecture orale) : " A tous les caprices, l’amour en grand ouvre la porte, même lorsque la prison reste close. Pour le dire, avant de se plier, le corps s’agenouille. "

résultat (pessimiste) de la lecture spatiale : " Le corps s’agenouille avant de se plier pour le dire : la prison reste close, même lorsque la porte ouvre, en grand, l’amour à tous les caprices ."

 

 

 

- passage : Ph. BOOTZ, 1996, poème non encore publié, présenté en exposition en mai 96

extrait de la seconde phase (interactive).

Dans un premier temps, l’action du lecteur revient à choisir un concept parmi ceux proposés dans la phrase qui défile. Les unités permettant ce choix se présentent sous la forme d’un défilement horizontal (captures 1 à 3) . Les lieux actifs sont visualisés par le changement de forme du curseur lorsque celui-ci les traverse (capture 5). L’action du lecteur est mémorisée mais son traitement est différé en fin de défilement afin de préserver la cohérence sémantique de la phase complète. La mémorisation est signalée au lecteur par le changement du curseur souris (capture 3). Si le lecteur ne choisit pas et attend la fin du défilement, il perd la main et sa liberté de choix : le texte s’oriente vers une solution pré-choisie par l’auteur. Le reste de la seconde phase n’a alors jamais lieu : la lecture interdit la lecture.

Dans un second temps (captures 4 et 5) le lecteur attribue une valeur au concept activé. Ce choix est irréversible et ces unités ne peuvent se présenter qu’une fois au maximum devant le lecteur. D’un point de vue structurel, la seconde phase de passage est organisée comme un hypertexte qui bloque ses liens dès qu’activés. La structuration hypertextuelle n’apparaît donc pas au lecteur. Dans les captures présentées, le choix effectué est le mode et le temps du verbe " passer ". L’animation de l’unité cesse dès le choix opéré par le lecteur. Le texte revient alors sur une unité du type précèdent (capture 6) empêchant de lire la suite éventuelle de la phrase en mouvement. Compte tenu du rôle attribué à ces unités, cela ne perturbe pas la cohérence d’ensemble du texte-lu.

remarque : Notons que les animations dans les unités traitant des valeurs se réalisent principalement selon la verticale alors que celles traitant des concepts se réalisent selon l’horizontale. La grammaire de l’animation est ici, comme bien souvent dans les textes animés, au service de la langue, en cohérence avec le traitement linguistique des phrases : l’axe syntagmatique, axe de la séquentialité des structures grammaticales, est représenté par l’horizontale, comme la ligne d’écriture classique, et l’axe paradigmatique, axe de l’équivalence, par la verticale. L’animation dans son ensemble se comporte alors comme une ligne d’écriture unique, ce que ne permet ni la page papier ni la page-écran, et le mouvement des mots dans l’espace de l’écran lors de cette animation réalise bien souvent directement la fonction poétique telle que l’énonce Jakobson : la projection du principe d’équivalence de l’axe paradigmatique sur l’axe syntagmatique. Ainsi, l’animation de texte serait un acte beaucoup plus linguistique que sémiotique, une forme somme toute classique bien qu’inédite de l’image poétique.

Le retour au défilement horizontal du texte initial s’accompagne de l’accord grammatical résultant du choix effectué sur la valeur, donnant ainsi au lecteur l’illusion que le poème " répond " à son action comme le fait un logiciel : en obéissant à sa demande. En réalité les conséquences (sémantiques notamment) les plus importantes de ses choix ne se manifesteront que dans la troisième phase du poème (générateur automatique) mais ces conséquences ne seront pas visibles au lecteur puisque le texte-à-voir alors généré sera unique. Dans passage, le processus textuel est une constante illusion, illusion qui ne fait que traduire l’indépendance entre le domaine de l’auteur et celui du lecteur présente dans le schéma fonctionnel. Le projet du poème-à-lecture unique tel qu’ici décrit fait en effet partie de la structuration de l’oeuvre par l’auteur, il n’appartient pas au lecteur d’y avoir accès. Ce dernier a en charge, en revanche, d’en générer une " oeuvre lue ", c’est à dire de créer, en s’appropriant l’oeuvre proposée par l’auteur. Ce qui manifeste cette réécriture, cette " oeuvre lue " est l’histoire, pour minime qu’elle soit, que possède en sa mémoire chaque lecteur du texte animé généré au final, histoire unique et personnelle. On peut dire qu’avec passage " le texte n’existe que dans la mémoire de qui l’a lu ", notion déjà tangible dans le rôle que la mémoire occupe dans les textes non interactifs jouant sur la relecture. La réécriture résultant de l’indépendance entre le domaine de l’auteur et celui du lecteur sera plus manifeste encore dans les oeuvres suivantes qui formeront " l’oeuvre verrouillée " dans laquelle " toute action du lecteur dans un texte quelconque orientera les textes-à-voir de tous les textes lus ultérieurement, que ces textes aient été écrits avant ou après celui dans lequel le lecteur est en train d’agir. "

 

 

 

 

 

 

 

 

 

- Le mange-texte : DUTEY.J (avec la participation de Ph. BOOTZ) , 1989, alire1

Le processus textuel repose sur une transformation lisible/visible réalisée par une transformation graphique carré/cercle au cours de laquelle les éléments textuels d’une phrase sont remplacés par d’autres constituants de la même phrase. Cette dernière n’apparaît donc en entier qu’en fin de processus dans la mémoire du lecteur. Dans les captures proposées l’élément (capture 1) " tard hier soir chez vous, sans rien dire, très star, très vamp, yeux pers, fard gris " est remplacé par " robe soie, trop snob elle boit, elle voit quel type vous êtes, quel ciel vous sied " ...

Le procédé de transposition se réalise en 4 phases :

- 1° phase : la partie lisible est écrite dans une matrice carrée, chaque lettre étant elle-même dessinée dans une matrice carrée 4*4 (capture 1)

- 2° phase : chaque coin des cases carrés est rogné, ce qui constitue le passage du carré au cercle. Le texte, bien qu’inchangé, perd sa lisibilité dans cette transformation (capture 2)

- 3° phase : chaque élément de la matrice (1/4 de lettre) est remplacé selon un ordre aléatoire par l’élément de la partie suivante devant occuper la même place à l’écran. Le texte substitué est dans une couleur différente du texte initial. Cette phase est purement graphique et correspond à une destruction linguistique (capture 3).

- 4° phase : lorsque la totalité du texte a été remplacé (capture 4), la portion suivante du texte est alors présente de façon cryptée :elle est visible mais non lisible. On réalise alors la transformation inverse de celle réalisée en phase 1 ; la transformation du cercle au carré en redessinant les coins. La portion affichée devient alors lisible à son tour (capture 5)